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boutade d’humeur contre l’abouna actuel, alla jusqu’à dire :

« Il est bien orgueilleux, l’esclave que nous avons payé de notre bourse ! »

Le propos fut rapporté au fier pontife, qui ne resta pas court :

« Oui, c’est vrai, je suis un esclave, mais un esclave de race, puisqu’on me paye quarante mille francs. Ce n’est pas comme la princesse Menène : on peut bien la mener au marché de Voehnè[1], je défie bien d’en faire douze talaris ! »

L’abouna dont je parle, Salama, (Frumence), ne paraît pas avoir plus de quarante-cinq ans. Comme j’apprends par un journal anglais, qui paraît bien informé, que les conseils de Salama ont surtout contribué à me laisser sortir d’Abyssinie, la reconnaissance la plus élémentaire m’oblige à taire, sur le compte dudit Salama, tout le mal que j’en pense.


Prêtre et moine abyssins (voy. p. 356). — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

Sa position en face de Théodore est très-singulière : ces deux pouvoirs rivaux, dont l’un règne sur les corps et l’autre sur les âmes, se gênent, se contre-carrent, s’observent. L’autocrate et le pontife se haïssent, se craignent, et se font mille démonstrations amicales dont ni l’un ni l’autre ne sont dupes. L’avantage est encore à celui des deux qui a le plus de courage matériel. Théodore, de temps à autre, met son père spirituel aux arrêts dans une forteresse, on dit même aux fers. Là, l’abouna est servi à genoux par des gens qui lui baisent les pieds, mais qui ne l’en gardent pas moins serré pour cela. L’un de ces deux hommes dévorera l’autre ; j’offre de parier pour le négus.

Salama passe pour dévoué aux intérêts anglais ; du

  1. Marché où l’on vend des mules de bas prix.