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che, durant la nuit, ma femme et moi, malgré notre épuisement. Nous atteignîmes Fowéra au moment où Mme Baker s’évanouissait, malade de fatigue. Les Arabes d’Eddriz s’y trouvaient, et nous pûmes enfin quitter nos vêtements trempés par la pluie. J’organisai une place forte, tandis que les M’ouas pillaient à leur aise le pays et réduisaient en esclavage les habitants qu’ils pouvaient découvrir. Ils ne se retirèrent qu’en apprenant qu’Ibrahim était arrivé à Karouma, ayant sous ses ordres des forces redoutables.

En effet, le 20 septembre, Ibrahim entrait à Fowéra. Il m’apportait du miel, du riz, du café, le courrier d’Angleterre, des pièces de calicot peint pour ma femme et de drap pour moi. Émerveillé du succès de notre voyage, il n’en était que plus choqué de la misère où il nous trouvait. Lorsqu’il eut reçu la nouvelle provision d’ivoire que Kamrasi lui fit remettre et qu’il l’eut jointe à celle qu’Eddriz avait enterrée lors de l’incursion des M’ouas, il n’en pouvait croire ses yeux. C’était une fortune que je lui avais procurée, et mes engagements à son égard étaient remplis et au delà. Deux expéditions qu’il fit ensuite, comme auxiliaire de Kamrasi, contre le Longgo, accrurent encore ses richesses, en lui valant un grand nombre de prisonniers et une soixantaine de dents immenses d’éléphants.

Cet abominable Kamrasi profita de la force que lui donnait la présence des Turcs, devenus, à cause de sa richesse en ivoire, ses auxiliaires aussi dévoués que peu scrupuleux, pour faire exécuter ses vengeances. Il se considérait comme le seul propriétaire libre du pays. Biens mobiliers et immobiliers, bêtes et gens, tout y était à lui. Sa libéralité consistait à prendre aux uns pour enrichir les autres. Ceux qui se plaignaient étaient suppliciés. Un vaste système d’espionnage, répandu partout et contre tous, et appuyé par un corps de cinq cents hommes, auxquels tout était permis sans aucune restriction pourvu qu’ils exécutassent ses ordres quels qu’ils fussent, telles étaient la science pratique et la base du gouvernement de ce despote africain. Sa tyrannie était, du reste, favorisée par la timidité de la population, qu’ont dégradée des siècles d’oppression et par la division de l’Ounyoro en tout petits districts, dont chacun est gouverné par un chef responsable des actes commis sous sa juridiction.


Coiffures des Obbos. — Dessin de A. de Neuville.

Sans sa lâcheté, ce despote africain aurait pu aisément, appuyé par Ibrahim, restaurer l’antique grandeur du royaume de Kitouéra ; mais jamais Kamrasi le féroce ne sera Kamrasi le conquérant.

Enfin le moment venu de quitter ce royaume barbare était arrivé. Nos préparatifs se trouvaient terminés. Kamrasi avait fourni à Ibrahim sept cents porteurs, tant était grande la quantité d’ivoire que le lieutenant de Courchid avait amassée. La veille de notre départ, Kamrasi, auquel Ibrahim laissait une trentaine de ses hommes pour le protéger, vint nous faire ses adieux. Il n’eut pas honte de me demander encore ma petite carabine, ma boussole et ma montre « que je lui avais promises, » disait-il. Je n’avais jamais cessé de les lui refuser, et certes le moment n’était pas venu de céder à des importunités dont j’allais être enfin délivré, et qui sont la ruine des voyageurs en Afrique.


VI


Voyage de retour.

Le 16 novembre 1864, toute la journée fut employée à faire passer, au-dessus des chutes de Karouma, le Somerset aux huit cents hommes dont se composait notre caravane. Nous commencions décidément notre retour vers l’Angleterre.

Au point du jour du 17 novembre, nous nous mettions en marche. Le lendemain, nous sortions de la forêt baignée par le Somerset et nous entrions dans les vastes prairies, qui se desséchaient peu à peu à mesure que nous avancions vers le nord, car les pluies, presque quotidiennes dans l’Ounyoro, devenaient de plus en plus rares en approchant du Madi. Monté sur le sommet de quelques hauteurs ou même de fourmilières, je pou-