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me jeter dans une forteresse, comme il a fait d’Oubié et de tant d’autres ; je vais prendre mes précautions. Je vais lui rendre visite à la tête de vingt mille hommes de mes vieilles troupes tigréennes, et nous verrons s’il osera ! »

Et il fit comme il l’avait projeté. Malheureusement pour lui, Théodore prit mal une visite aussi fastueuse. C’est un homme avec qui il ne faut jamais dire : il n’osera. Il reçut parfaitement Balgada, l’invita à dîner, le mit à la place d’honneur, lui prit le bras après dîner pour le mener passer une revue, et, à l’issue de la revue, il appela quatre estafiers qui passèrent les menottes au héros. Balgada rugissait, écumait, provoquait l’empereur impassible et narquois :

« Tu ne m’aurais pas traité ainsi si j’avais été à la tête de mes Tigréens !

— Probablement, dit le négus avec douceur.

— Tu te vantes d’être le premier soldat de l’Abyssinie ; en bien ! fais-moi donner un cheval et une lance, et prenons champ !

— Me prends-tu pour un azmari (un acteur) ? Je suis l’empereur et je représente l’ordre public contre tous les héros sans cervelle comme toi, les artisans d’anarchie qui sont la ruine de ce pays.

— Mais, qu’ai-je fait pour être ici ?

— Rien ; seulement tu es un danger pour un gouvernement sage et régulier. Prie Dieu d’amener un temps où la sédition sera devenue impossible en Abyssinie ; ce jour-là, tu sortiras. Va, et que Dieu t’assiste ! »

C’était là, sans doute, une violence coupable ; mais Balgada l’avait provoquée par une de ces bravades que le chef d’un grand État ne peut tolérer. L’armée tigréenne ne bougea point ; elle sentait d’instinct que son vrai souverain, en châtiant un de ces brillants paladins qui sont la gloire et le fléau de leur pays, faisait œuvre d’ordre, quelle que fût l’irrégularité des moyens employés.


XXIV


La cour. — Fragment de Sanuto. — Un empire sans capitale.

J’ai déjà dit que Théodore habitait rarement Gondar et le majestueux palais que j’ai décrit. Sa vraie capitale, c’est son camp qu’il transporte sans cesse d’un bout à l’autre de l’empire. Le dernier voyageur qui l’ait visité, M. du Bisson, croit que cette humeur itinérante est personnelle au négus actuel et l’effet d’un calcul profond ; selon ce voyageur, Théodore aura vu que, dans les révolutions et les guerres modernes, le sort d’un État suit toujours celui de la capitale, et il aura voulu, en mobilisant la sienne, mettre l’Abyssinie à l’abri d’une surprise de ce genre.

Je pense que le négus raisonne ainsi ; mais un très-curieux passage du vieux géographe Livio Sanuto, dont j’extrais ci-près quelques fragments, me prouve suffisamment qu’en cela, comme en une foule d’autres choses, Théodore n’est que le continuateur de la vieille tradition, un antiquaire logique et intelligent. Les vieux négus, chefs du peuple le moins nomade du monde, mais ayant à défendre une frontière immense, ouverte de tous côtés, ont voulu être toujours prêts à la protéger. Sous ce rapport, la fondation de Gondar a été la ruine de cette dynastie : les négus se sont peu à peu accoutumés à être adorés comme des idoles asiatiques, et la noblesse, qui avait foi en eux du temps qu’ils portaient l’épée, les a vite traités en rois soliveaux.

Voici la traduction du passage de Sanuto :

« Ce seigneur n’a pas de résidence fixe où il se tienne régulièrement ; mais, toujours errant, il va de ci de là avec ses tentes armées dans la campagne dont bon an, mal an, elles peuvent former un camp de cinq à six mille, parce que généralement, là où il fait dresser ses tentes, ses gens, sur une étendue de dix à douze milles, sont tellement massés qu’ils semblent se toucher. La dixième partie est bien vêtue et se compose d’hommes riches qui ont des tentes de grand prix. Les grands seigneurs ont avec eux (on peut le dire) chacun une ville qui les suit ; mais les autres sont vêtus de peaux et sont pauvres. Les mules de selle qui accompagnent la cour sont au nombre de plus de cinquante mille. Les chevaux sont peu nombreux, et comme on ne les ferre pas ils se blessent les pieds. Quand il arrive que le Prêtre Jean (l’empereur) fait un long voyage, les villages par où il passe se remplissent de chevaux blessés qu’on lui envoie plus tard pian-piano. Souvent il marche en ligne droite ; personne ne sait où il va, et ceux qui alors l’escortent sont peu nombreux, bien montés et ont le visage couvert de façon à ne pas se connaître l’un l’autre. Derrière eux viennent beaucoup de gens montés à mules. Mais les pierres sacrées de l’autel, ses églises, il y en a treize, se portent par le chemin droit, et le peuple suit jusqu’à ce qu’il trouve dressée une tente blanche autour de laquelle chacun se loge selon le poste qui lui est assigné ; souvent il arrive que le Prêtre Jean ne dort pas dans cette tente, mais va se loger dans un monastère ou une église. Dans les tentes, pourtant, on chante, et on fait de la musique comme si le Prêtre Jean y était, mais pas aussi bien, et quand il n’y est pas on s’en aperçoit à d’autres signes plus apparents. »

Ces dernières lignes me semblent dire clairement que, lorsque le négus n’est pas au camp, Bacchus et Vénus ont libre carrière, même au quartier ecclésiastique. L’observation est toujours vraie. Le négus actuel maintient une discipline fort sévère dans sa maison et son état-major, et j’ai été moi-même témoin, au camp du Godjam, d’une correction épouvantable donnée à des serviteurs de sa tente qui, après boire, s’étaient querellés assez haut pour troubler sa méditation. Ce jour-là, par parenthèse, il pleuvait des bastonnades. Je me souviens qu’en me mettant à table j’entendis, derrière la tente impériale ou je mangeais, un bruit régulier rappelant assez celui des tapis qu’on bat pour les épousseter. Je ne sus que plus tard ce que c’était. Les jolies filles attachées à la paneterie n’avaient pas fourni leur pain à l’heure fixée ; c’est pourquoi on les avait couchées à plat ventre, côte à côte, et de rudes gaillards armés de longues baguettes pliantes s’étaient escrimés sur