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C’est l’homme aux coups de foudre, aux marches électriques ; tout ce qui entrave ou retarde la rapidité de ses opérations, à ses yeux est inutile, nuisible même. »

C’est, à tout prendre, une armée sérieuse, bien que je ne partage pas toutes les opinions de l’honorable général que je viens de citer. Ainsi je ne crois pas que l’infanterie, malgré la bravoure presque folle des individus qui la composent, soit bien formidable à l’attaque, ni que les fusiliers (neftenya) soient des tireurs distingués. Il est regrettable que le soldat abyssin comprenne si peu la tactique européenne, qu’il est disposé à la regarder comme une flétrissure pour les troupes qui s’y soumettent.

Avant 1860, Théodore, converti a l’excellence de la discipline franque, avait confié deux bataillons à son ami Bell, à titre d’expérience, pour en faire un noyau d’infanterie alla franca. L’essai avorta le second jour, au milieu d’une sédition violente : il était tout simplement question d’écharper l’instructeur. Théodore voulut se fâcher ; les soldats, pour la première et dernière fois, méconnurent la voix du « roi des rois, » et parlèrent vaguement de pendre Bell et lui à la même corde. Il n’a pas insisté.


Ouelda Ghiorghis, frère d’Oubié. — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

Le soldat abyssin, je l’ai dit, est brave ; mais il abuse du privilége d’être sans peur, pour ne pas être sans reproche. C’est un véritable bandoulier du moyen âge, et bien que paysan lui-même, il est impitoyable pour le paysan désarmé chez lequel il passe. Par compensation, quand il a mené quinze ou vingt ans cette existence, il fait une fin, non comme le troupier français, en entrant dans la gendarmerie ou dans la régie des tabacs, — mais en se faisant moine. Je ne parle pas du moine jovial et pansu d’Italie, mais de l’ascète africain, héritier des confesseurs de la Thébaïde.

Le peuple abyssin, en effet, prend fort sérieusement toute chose, et à plus forte raison ce qui touche aux choses de l’âme et à la vie d’outre-tombe. J’ai vu l’an dernier, à Massaoua, un des convertis dont je parle : c’était un ex-soldat de Ras-Ali. Il avait péniblement appris à lire et à écrire, et gagnait sa vie à faire des copies de Psautiers assez mal payées ; il économisa ainsi trois ou quatre talaris destinés à faire les frais de son pèlerinage à Jérusalem, et prit passage à bord d’une barque qui partait pour Djedda. La barque fut chassée par un orage épouvantable vers Lohéia et périt dans les eaux d’Arabie ; six passagers, pèlerins abyssins, se noyèrent ; trois seuls survécurent, dont notre ex-homme d’armes. Ils furent recueillis par une barque turque, menés à Lohéia, où le gouverneur les recueillit avec un généreux empressement, les vêtit et les dirigea sur Djedda, d’où mon pèlerin revint à Massaoua. Il ne paraissait pas trop découragé. Sa très-belle figure bronzée et amaigrie m’apparut comme un portrait vivant de moine du temps de saint Cyrille. La noblesse naturelle de l’Abyssin s’augmentait encore chez lui de cette dignité qu’atteignent sans la chercher tous ceux qui, à un titre quelconque, se détachent de la terre pour viser au ciel.


XXIII


Balgada Arœa.

Le vrai type du guerrier abyssin, brave, généreux, un peu écervelé, c’est Balgada Arœa, le protecteur de Lefèvre, de Schimper, de Ferret et Galinier, qui tous lui ont fait une réputation méritée. Sans répéter ce qu’ils ont dit de lui, je veux esquisser ici quelques souvenirs.

Les Abyssins consomment d’énormes quantités de sel gemme (tchoou) qu’ils vont recueillir dans la plaine de sel de Rorom, chez les Danakil, par conséquent en pays ennemi. Ils y vont annuellement en grande caravane armée, et l’officier qui escorte la caravane et qui est toujours choisi parmi les plus braves de l’empire, a le titre de Balgada. Arœa avait donc commencé de la sorte et avait gardé depuis, même lorsqu’il fut momentanément sur un trône, le titre qui avait fait sa popularité.

Le Balgada était, par-dessus tout, un chevalier ; il aimait la guerre, un peu pour elle-même, un peu pour le plaisir de défendre de belles causes. Quand Oubié, par la trahison la plus indigne, s’empara du jeune Sobogadis-Kassa et le mit aux fers après l’avoir mutilé, Balgada se mit en campagne en faveur du vaincu, et fit à Oubié une guerre de détail qui a été racontée avec verve dans Lefèvre et Parkyns. Sa tactique était celle de Schamyl ou d’Abd-el-Kader, la guerre des coups de main rapides, la stratégie d’ubiquité. Aussi était-il passé, chez amis ou ennemis, à l’état de légende, et bien des chefs qui étaient aussi braves que lui cédaient vite le terrain à un homme que l’on croyait protégé par quelque puissance mystérieuse.

Les coups de main avaient souvent un côté facétieux, et le vaincu était à la fois battu et ridicule : deux choses lourdes à porter, surtout la seconde. Un des meilleurs généraux d’Oubié, en entendant raconter une de ces aventures plaisantes dont un de ses collègues avait été victime, s’écria devant plusieurs témoins :

« Ce n’est pas à moi que ce vagabond en ferait autant ! »

Quelques jours plus tard, ce guerrier si sûr de lui-même s’était endormi, le soir, dans sa tente, avec un gombo d’hydromel et ses armes chargées près de son