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siégent un vaste magasin, spécialité d’articles en jonc, paille et bambou, qui s’annonce au loin par une confuse symphonie de flageolets, de trompettes, de flûtes de Pan, livrés à l’essai des jeunes amateurs. Une infinie variété de jouets de bambins, de chapeaux de fantaisie, d’animaux en paille tressée, peinte et vernie, sont mis à l’étalage : on y distingue l’ours de Yéso, le singe du Nippon, le buffle domestique, la tortue centenaire traînant comme une longue queue les touffes d’herbes marines qui croissent sur sa carapace.

Mais le temps presse, et la vue de la rade couverte de blanches voiles, excite notre impatience. Bientôt nous longeons le bord de la mer. La chaussée repose sur de fortes fondations à pierres perdues ; mais les vagues qui s’y brisaient autrefois, expirent maintenant parmi les algues et les roseaux. À notre gauche s’étend un bois de pins et de cyprès, au-dessus desquels volent des troupes de corbeaux et quand nous apercevons une lointaine clairière, nos guides nous apprennent que c’est la place des exécutions capitales, Dzousoukamori, ou du moins celle du sud de la grande ville, car il y en a une seconde pour les quartiers du nord.


La population de la plage de Sinagawa. — Dessin de Émile Bayard d’après des croquis japonais.

Rien n’égale l’aspect sinistre de ces lieux. Même si l’on est assez heureux pour n’y pas rencontrer des têtes exposées ou des cadavres abandonnés aux chiens et aux oiseaux, l’on ne peut voir sans horreur ces terres remuées qui recouvrent les derniers restes des suppliciés, ce pilier de granit portant je ne sais quelle inscription funèbre, cet ignoble appentis en planches destiné à servir d’abri, pendant l’exécution, aux officiers qui la président, et enfin, dominant le tout, la gigantesque statue du Bouddha, lugubre symbole de l’expiation implacable et de la mort sans consolation.

Aussitôt après avoir dépassé la place où la haute justice du Taïkoun étale aux yeux du peuple ses vengeances exemplaires, l’on entre dans le faubourg le plus mal famé de Yédo, Sinagawa, qui commence à deux milles au sud de la ville et se relie à celle-ci aux portes du quartier de Takanawa.

Le gouvernement a pris des mesures de police pour que les étrangers qui viennent à Yédo, ou qui résident en cette ville, ne passent par Sinagawa que de jour et sous une forte escorte.

Ce n’est pas que la population stable de ce faubourg ne soit fort inoffensive ; elle se compose, en majeure partie, de bateliers, de pêcheurs, de gens de peine. Mais elle habite les cabanes qui longent la plage, tandis que les deux côtés du Tokaïdo sont bordés, presque sans interruption, de maisons de thé de la pire espèce. On y rencontre la même écume de la société que dans nos grandes cités d’Europe et d’Amérique, et en outre une classe très-dangereuse d’hommes sans aveu, qui