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On fit une halte à la maison de thé de Manéïa, toute grande ouverte, sur la façade et les deux ailes, à une foule d’allants et de venants ; les nattes disparaissaient sous des groupes pittoresques de convives accroupis ; la paroi du fond était occupée par les fourneaux, les bouilloires fumantes, les étagères d’ustensiles et de provisions ; d’alertes sommelières circulaient à droite et à gauche, distribuant avec grâce les plateaux laqués, chargés de tasses de thé, de coupes de saki, de poissons frits, de gâteaux et de fruits de la saison. Devant le seuil, assis sur les larges et courts reposoirs de l’auberge, des artisans et des coulies se donnaient de l’air avec l’éventail, et des femmes allumaient leurs pipes au brasero commun. Tout à coup un mouvement d’horreur se manifeste parmi les hôtes et les sommelières : un détachement d’officiers de police, escortant un criminel, vient aussi prendre des rafraîchissements. On se hâte d’offrir aux hommes à deux sabres du thé bouillant et du saki au bain-marie, tandis que les coulies qui portent le prisonnier dans une corbeille en treillis de bambou ne présentant aucune issue, déposent leur fardeau sur le sol et s’appliquent, avant tout, à essuyer au moyen d’une longue pièce de crêpe, la sueur qui ruisselle entre leurs omoplates. Quant au misérable, que l’on entrevoit affaissé sur lui-même, l’œil hagard, la barbe et les cheveux hérissés, il va être enfermé et torturé dans les prisons de Yédo, pour y répondre des méfaits dont l’accuse un écriteau suspendu à son ignominieuse corbeille.

À vingt kilomètres environ de Kanagawa, la jolie bourgade de Kawasaki s’étend sur la rive droite du Lokgo jusqu’aux longues plages formées par les atterrissements de ce fleuve limoneux.

Elles tracent au loin, dans la mer, connue une ligne de démarcation entre la rade de Kanagawa et celle de Yédo.


Temple bouddhiste à Kawasaki. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Kawasaki possède plusieurs temples parmi lesquels celui de Daïsi-Gnawara-Hégensi me semble être un des monuments les plus purs de l’architecture bouddhiste au Japon. J’ai entendu des versions différentes sur le culte auquel il est consacré, entre autres une légende miraculeuse se rapportant au saint qui y est l’objet spécial de la vénération des fidèles. Il possédait à un si haut degré la vertu de la contemplation qu’il ne s’aperçut pas qu’un feu de charbons placé près de lui, dans un réchaud, lui dévorait les mains pendant qu’il était absorbé dans ses méditations.

La traversée du Lokgo s’effectue dans de grands bateaux plats, que l’on charge, pêle-mêle, de voyageurs et de chevaux. Nos yakounines nous attendaient sur la rive gauche. Après les compliments de rigueur, chacun enfourcha sa monture, et l’on partit au grand trot, dans une confusion complète, qui finit cependant, à la longue, par faire place à un ordre de marche régulier.

Quoique le Tokaïdo ne le cède, en général, à aucune de nos grandes routes de l’Europe, et qu’il ait sur elles l’avantage d’être bordé sur toute son étendue, de trottoirs ombragés de belles plantations d’arbres, c’est aux environs de la capitale qu’il est le plus mal entretenu. Une journée de pluie convertit en fondrières les rues des nombreux villages que l’on traverse à partir de Kanagawa. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, le Japonais révèle à la fois une intelligence tout à fait remarquable des œuvres de civilisation, et, lorsqu’il en vient à l’application, une insouciance non moins extraordinaire de la perfection des détails.

Enfin nous sommes dans la banlieue de Yédo. Une courte halte au seuil de l’une des nombreuses maisons de thé du village d’Omori nous met en présence d’une joyeuse société de bons bourgeois de la cité, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants. On dirait, sauf le costume, quelques scènes de nos cabarets de barrières. D’autres groupes, non moins bruyants, as-