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apercevons le sommet de Cadair Idris, une des plus hautes montagnes du pays de Galles.

Toute cette partie sauvage du comté de Merioneth a protégé successivement les patriotes gallois et bon nombre de malfaiteurs. Le dernier héros gallois, Owen Glendower, en fit un de ses refuges les plus sûrs ; puis, au seizième siècle, ces étroits vallons furent infestés de brigands. On raconte de terribles histoires de crimes commis par une troupe appelée Gwylliaid y Dugved, les bandits du Bois noir, autrement dit les voleurs à chevelure rouge de Mowddy, qui habitaient dans le voisinage de la montagne de Dinas Mowddy. Quelques-uns des chefs appartenaient, disait-on, à des familles nobles, et l’oppression des seigneurs anglais poussait nombre de paysans à rejoindre ces hommes désespérés. Ils effrayaient tellement le pays, que les fermiers avaient l’habitude de mettre des faux dans leurs cheminées, pour les empêcher d’entrer par ce chemin. Des soldats débandés, qui avaient servi dans les guerres des deux Roses, des repris de justice et des mécontents de toute sorte se mêlaient à ces brigands. En 1554, le meurtre du vice-chambellan de la Galles du Nord décida enfin le gouvernement à prendre des mesures vigoureuses, qui amenèrent la destruction complète de la bande ; voici dans quelles circonstances. John Wynne de Gwydir et Lewis Owen, vice-chambellan et baron de l’Échiquier, avaient levé des troupes pour en débarrasser le pays et avaient réussi à en prendre une centaine qui furent pendus sur place. La mère d’un des voleurs ayant demandé en vain la grâce de son fils, jura que sa mort serait vengée et que ses amis laveraient leurs mains dans le sang de l’implacable juge. Quelque temps après, le baron et un de ses parents traversaient un bois épais, quand, tout à coup, ils se virent arrêtés par des arbres abattus en travers de la route. Tandis que les domestiques travaillaient à écarter cet obstacle, on entendit un signal, et les voyageurs furent aussitôt entourés et assaillis par la bande des Cochion (hommes rouges) de Mowddy. Le baron et ses compagnons furent massacrés, les parents de la vieille femme avaient tenu leur serment. Cet événement mit tout le pays en émoi, et, on se décida a ne plus laisser de trêve à la bande qui fut détruite et disparut entièrement. Il paraît que, dans certaines fermes, on trouve encore, dans les cheminées, des faux qu’on y a laissées en souvenir de ces temps malheureux.

Après Tal-y-lyn, la route, de plus en plus pittoresque, entre dans ce qu’on appelle la passe de Cadair-Idris, qui me rappelle beaucoup celles des Pyrénées. Des collines noires et stériles sont comme suspendues au-dessus de la vallée, et d’énormes blocs de rocher semblent à chaque instant prêts à crouler sur votre tête. Pendant une demi-heure, on longe un précipice, au fond duquel un torrent gronde et forme une ligne argentée jusqu’au petit lac de Tal-y-lin, déjà perdu dans le brouillard, qui, en Galles, moins épais qu’aux bords de la Tamise, voile légèrement les objets sans en cacher les contours.

Près d’un petit lac appelé Llyn-tri-Graenen, ou la mare des Trois-Cailloux, gisent quelques blocs de pierre que le géant Idris ôta, dit-on, de ses souliers, parce qu’ils le gênaient pour marcher ; ces blocs roulèrent dans la vallée et y restèrent afin de montrer de quelles dimensions devaient être des bottes qui contenaient de tels cailloux[1]. Idris, suivant les Triades, était un poëte, un astronome et un philosophe, d’un esprit aussi vaste que son corps, et Cader ou Cadair veut dire siége (cathedra). Ce géant faisait son observatoire favori du sommet de la montagne.

Vers le sommet de la passe, on remarque plusieurs points intéressants ; l’un s’appelle Llam y Cladron, ou le Saut du Voleur : c’est la roche tarpéienne du pays de Galles ; l’autre, la Tête de la reine Victoria. Tout auprès, ou peut noter un rocher nommé Pen y Telyn, d’après sa ressemblance avec une harpe.

En sortant de la gorge de Cadair Idris, le paysage s’adoucit, et les collines s’abaissent graduellement. Après les Cross-stones commence à paraître la ville de Dolgelly, brillant comme un joyau au milieu de cette vallée entourée d’une épaisse verdure.

Dolgelly, la principale ville du Merionetshire, est située entre les rivières Aran et Wnion, dans une large et fertile vallée appelée le vallon des Noisetiers. On peut en faire le centre de diverses excursions dans le pays environnant, qui est aussi attrayant pour le touriste que pour l’artiste. Cette ville est assez mal bâtie, et l’on prétend qu’un natif de l’endroit, prié d’en donner une description, jeta un bouchon et des coquilles de noix sur une table, et désigna le premier comme l’église et les autres comme le tracé de la ville, ce qui détermina tant bien que mal la forme et l’architecture des rues.

L’église n’est pas ancienne et n’offre d’intéressant qu’un monument portant l’effigie d’un chevalier de la famille des Vaughan. Aux piliers sont suspendues en quantité des plaques en métal sur lesquelles sont inscrits les noms des personnes décédées dans la paroisse, avec les dates de leur naissance et de leur mort. Ceci me rappelle ces églises bretonnes dont les murs sont chargés d’ex-voto : ce sont des traces de la religion catholique, respectées dans ces pays maintenant entièrement protestants.

Dans une cour, derrière la poste, on nous fit voir une vieille maison détachée, qu’on appelle le Parliament-House, et que la tradition désigne comme le lieu où Owen Glendower réunissait ses partisans : c’est là qu’en 1404, il signa, avec l’envoyé de Charles VI, roi de France, son fameux traité, qui commence par ces mots : « Owen, par la grâce de Dieu, roi de Galles, » et finit par ceux-ci : « Daté de Dolgelly. » Une des façades de la maison présente quelques bas-reliefs que M. Henri Martin attribue au seizième siècle.

J’aurais passé volontiers quelques jours à Dolgelly ;

  1. Dans des légendes de la Savoie et de diverses parties de la France, on trouve la même tradition : elle s’y rapporte à Gargantua.