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cielle des railways, et je me réveillais au petit jour à Chagny, où je ne vis rien que la brume. L’infatigable M. Joanne, le père de tous les guides, grands et petits, du Voyageur en France, m’avait annoncé que Chagny possède entre autres merveilles, une église avec clocher roman du XIIe siècle, la tour carrée d’un vieux manoir, et la coupole orientale d’un château moderne, « qui attire de loin les regards. » Je n’aperçus rien de tout cela ; j’eus beau écarquiller les yeux, tout était encore enveloppé dans l’épais brouillard d’un matin d’automne, qui se résolvait dans l’air en pluie fine. Sur la route qui se détache de la station, un véhicule, un cheval et un cocher endormis, se laissaient cependant distinguer à la lueur blafarde d’une lanterne. Je hélai l’automédon, qui sortit en sursaut de son rêve, et me demanda si j’étais bien « le monsieur qu’il attendait ? » À quoi je répondis affirmativement, fis charger les bagages et pris le chemin d’Épinac.

Épinac-les-Mines, où j’arrivais en moins de deux heures, est le centre d’une grande exploitation houillère. Je rencontrai là un vieux camarade, Zulma Blanchet, au nom à la fois oriental et gaulois, et qui avait couru la France, pendant que je courais le monde. Mais le monde est taillé en rond, et quelle que soit la direction que l’on prenne, on revient toujours au point de départ. C’est là une des propriétés de la circonférence, la seule que le bon père Legendre, dans sa géométrie classique, ait oublié de mentionner.

Je tombai dans les bras de Blanchet, lui dans les miens : il y avait quinze ans que nous nous étions perdus de vue ! Un bon feu, d’excellents havanes, et le café au lait traditionnel, nous attendaient dans la salle à manger. Je suivis mon hôte, en réfléchissant qu’à cette heure matinale, mon Sosie, si j’en avais laissé un à Paris, était encore ronflant, tandis que sans trop de peine et sans aucune perte de temps, je me trouvais tout à coup jeté à cent lieues de la capitale. Cette réflexion me sembla donner raison à l’auteur du libretto des Diamants de la couronne, et je chantonnais avec lui sur un air connu :

Qu’il est doux de courir le monde !
Ah ! qu’il est doux de voyager !

Mon camarade m’interrompit pour me faire remarquer que je n’étais pas venu à Épinac dans le but de chanter des morceaux d’opéra, que du reste je chantais fort mal. Je me rendis à ces raisons, demandai un habit de mineur, un marteau, une lampe, et me dirigeai vers un des puits de la houillère. L’ingénieur Zulma, en homme qui aime son métier, était charmé de la métamorphose, et me fit les honneurs du gouffre qui devait nous livrer aux noirs domaines souterrains.

Naguère, la descente dans un puits de mine était pleine de péripéties. Suspendu au bout du câble, dans une tonne aux douves mal jointes, on allait battant contre les parois, parfois accroché par la tonne montante, craignant une chute de pierre ou d’outil, baigné par l’eau qui suintait de la roche, enfin, sujet à mille accidents. « Nous avons changé tout cela, » pouvait dire mon ami avec le médecin de Molière. À peine étions-nous arrivés sur la margelle du puits, qu’à un signal du contremaître, une cage hissée par le câble, qui était mû à son tour par la vapeur, vint se présenter à nous. Nous y entrâmes debout, et la cage descendit en glissant le long de deux guides, énormes poutrelles de bois fixées dans le puits sur toute la hauteur. La cage est munie d’un toit, en guise de parapierre, et ce toit est surmonté d’un mécanisme particulier qu’on nomme le parachute. Si le câble vient à se casser, un ressort, jusque-là serré par le câble, se détend ; il commande deux fortes griffes d’acier qui entrent dans le bois des guides. La cage reste suspendue dans le puits, et l’on procède au sauvetage. Que de vies d’hommes ont été ainsi préservées ! Je ne parle pas de la conservation du matériel, que l’invention des guides et des parachutes a plus que jamais assurée, non plus que de l’accélération du service que les cages guidées et superposées ont rendue possible dans les limites les plus étendues de vitesse et de charge. Comme on le voit, le progrès est partout, dans l’ordre matériel non moins que dans l’ordre moral : le monde marche ! comme l’a dit un penseur.

Je ne faisais pas précisément ces réflexions philosophiques en descendant dans le puits de la Garenne, où mon camarade, en vrai loup de mine, m’avait poussé tout d’une traite. En quelques minutes, nous avions atteint le fond du puits, distant d’environ quatre cent cinquante mètres de la surface. Sur ce point débouche une large galerie munie d’une voie ferrée. Le long de cette voie, roulent les wagons pleins allant vers les cages, et les wagons vides se rendant aux tailles. C’est un va-et-vient continuel. Des mules tirent les wagons ; on les fait descendre dans la mine par le puits, attachées au câble, et elles ne quittent plus ce sombre séjour. Elles ont une écurie confortable, sont soignées par des palefreniers, et sont portées au tableau de la mine sous des noms harmonieux et coquets, qui rendraient jaloux les chevaux de course eux-mêmes.

Les wagons à charbon sont en tôle de fer, à quatre roues, en forme de petite cuve ou de berline. On les superpose dans la cage, par paires dans chaque compartiment ; ils montent avec rapidité, le long des guides du puits, tirés par le câble, pendant que les wagons vides, dans un mouvement inverse, descendent au fond. Une machine à vapeur, installée au jour, met en jeu les deux cages. Des câbles plats, de la largeur de la main, en fils de fer ou d’aloès goudronné, s’enroulent sur un tambour ou bobine : chacun d’eux passe auparavant sur une énorme roue de fonte, la molette, qui se dresse au-dessus du puits. Une haute et massive charpente supporte les molettes.

Autour du puits sont installées les chaudières à vapeur qui alimentent la machine motrice ; puis les parcs ou estacades où l’on vide le charbon. Chaque qualité a sa case ; ici le gros, là le grêle ou le menu ; ou bien les charbons de grille, et plus loin, les charbons à gaz ou à coke, enfin, les houilles impures à laver. Ce sont des