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lité de prêtre et sur les Saints Évangiles, qu’en l’an de grâce 1752, étant missionnaire dans l’ancien village de Paruari, aujourd’hui Nogueira, un individu appelé Manoel da Silva, naturel de Pernambouc ou de Bahia, arriva de la rivière Jurua avec quelques Indiens qu’il avait achetés et parmi lesquels se trouvait un idolâtre brute (sic) âgé d’environ trente ans, lequel était pourvu d’une queue, ainsi que me le certifia le dit Manoel da Silva ; et comme je refusais de croire à ce fait étrange, il appela l’Indien et sous le prétexte de retirer des tortues d’un étang où je les gardais, il le fit déshabiller en ma présence. Je pus alors me convaincre que le sauvage était porteur d’une queue de la grosseur du pouce, longue d’une palme et couverte d’un cuir lisse et dénué de poil. Le même Manoel da Silva m’affirma que l’Indien Ugina coupait tous les mois cet appendice caudal pour l’empêcher de croître ; sans cette précaution, il eût pris un développement rapide[1].

« En foi de quoi, j’ai signé et scellé de mon sceau le présent écrit.

« Castro de Avelans, 15 octobre 1768.
« José de Santa Térésa Ribeiro. »

Durant un séjour de vingt-quatre heures que nous fîmes à Matura, je ne pus, quelque envie que j’en eusse, me renseigner sur ce fait singulier. Le village était désert et silencieux ; ses habitants étaient allés battre les bois ou visiter leurs plantations, laissant leurs demeures fermées à la garde de Dieu. Ne trouvant homme ou chien à qui parler, je m’installai comme je pus sous un hangar attenant à l’église.

J’ignore quelle fut au dix-huitième siècle, la physionomie de ce comptoir de l’Amazone ; mais pour l’heure je la trouvai profondément lugubre. Qu’on se figure une grande place carrée avec de l’herbe montant jusqu’aux genoux, douze ou quinze baraques à claire-voie alignées sur trois faces de ce carré ; au centre une croix en bois vermoulu sur les bras de laquelle de noirs Urubus accroupis laissaient pendre leurs ailes, puis, au-dessus de tout cela, un ciel couleur de plomb, que la pluie rayait de fines hachures. Pour atténuer l’impression pénible que me causait ce mélancolique tableau, j’allai gauler quelques oranges sur un vieux citrus aurantia, debout près de l’église, et je mangeai ces fruits en manière de distraction.

Le lendemain, ennuyé d’attendre quelqu’un et de ne voir personne, je me résolus au départ. Avant de quitter Matura, je fis une dernière fois le tour de sa place et secouai les portes des maisons pour m’assurer qu’elles étaient bien veuves de leurs propriétaires. Peut-être au moment du départ, mis-je à cette inspection un peu plus de véhémence et de brusquerie qu’à l’heure de mon arrivée, car une de ces portes craqua sous la pression de mon épaule et s’ouvrit avec bruit. Au risque d’être pris pour un filou vulgaire, je pénétrai dans le logis ; grande fut ma surprise, je pourrai dire mon émoi, en distinguant dans la pénombre une forme humaine qui s’agitait dans un hamac. Cette forme, que mes gens, accourus au cri que je poussais, secouèrent et découvrirent sans égard pour le sexe auquel elle appartenait, était une vieille femme de la nation des Ticunas ; sa face convulsée et ses membres déjà rigides, annonçaient qu’elle était au moment d’entreprendre ce long voyage d’où nul n’est encore revenu. Ses proches l’ayant jugée in extremis, l’avaient selon l’habitude des sauvages, laissé franchir seule ce redoutable pas et s’en étaient allés à leurs affaires. Pour ranimer ce pauvre vieux corps à peine voilé d’un haillon, mon pilote lui versa dans la bouche quelques gouttes de tafia, en joignant à cette action charitable la formule sacramentelle : si cela ne lui fait pas de bien, cela ne peut pas lui faire de mal.

Ce village mort et cette vieille femme près de mourir avaient si bien rembruni mes idées, que pour échapper au spleen qui pénétrait en moi par tous les pores, je fis mettre le cap au large et passant les yeux fermés à travers le groupe des îles Caniny, j’allai reconnaître sur la rive gauche du fleuve l’embouchure de l’Iça ou Putumayo.

Cette rivière descendue des Andes du Popayan forme à son confluent avec l’Amazone une vaste baie au centre de laquelle trois îles oblongues sont placées côte à côte. En amont de ces îles, la largeur de l’Iça est de mille neuf cent deux mètres, mais à trois lieues dans l’intérieur son lit déjà rétréci n’a plus que les dimensions de celui du Napo. Le nom d’Iça donné par les Brésiliens à cet affluent du grand fleuve, est celui d’un gracieux petit singe à bouche noire (Pythecia) qui habite les forêts de ses rives. Les Indiens des Sierras appellent l’Iça, Putumayo[2].

Au dix-huitième siècle les Espagnols avaient fondé deux villages-comptoirs dans l’intérieur de l’Iça et par la rivière des Yahuas que nous connaissons pour l’avoir vue à Santa Maria, s’introduisaient dans le Napo et communiquaient avec leurs possessions de l’Équateur.

En 1766, les Portugais les délogèrent de ces postes, brûlèrent les villages qu’ils avaient bâtis et sur leur emplacement édifièrent le comptoir de São Fernando qui n’existe plus aujourd’hui.

L’intérieur de l’Iça autrefois peuplé par les Indiens Yuris, Passés, Barrés, Chumanas, Payabas, Tumbiras et Cacatapuyas, est presque désert à cette heure. Aux castes indigènes que nous venons de mentionner, ont sur-

  1. Si par des causes qu’il ne nous appartient pas de rechercher ici et qui se rattachent à un vaste et profond sujet très-mal connu encore, le fait d’une modification d’abord accidentelle put se produire autrefois chez un premier individu et par la transmission successive de l’être ou la génération, devenir permanente et constituer un type fixé de l’espèce, nous ne pouvons que considérer comme une plaisanterie l’opération pratiquée chaque mois par les Uginas sur l’appendice caudal qui les faisait sans rivaux parmi les représentants de la race humaine. Pour éviter aux savants toute contention d’esprit à leur sujet, ces Indiens disparurent un beau jour ans laisser de traces.
  2. De Mayu — rivière — et pututu — coquillage. Ce nom de pututu est donné par les Quechuas du Pérou à la corne d’Ammon dont leurs aïeux se servaient autrefois en guise de trompette dans leurs jours de deuil et de réjouissance. Le murmure de l’air dans ce coquillage, ayant paru à ces Indiens imiter le bruit lointain d’une eau courante, ils ont appelé rivière du Pututu deux ou trois des cours d’eau qui sillonnent leur territoire.