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tissé qu’il désire échanger contre des engins de pêche ou des verroteries, sert de prétexte à ces visites hebdomadaires. Si le sauvage visiteur a pu, grâce à son industrie, se procurer une chemise et un pantalon, il s’en revêt aux portes du village et fait une entrée triomphale chez ses congénères civilisés ; mais le plus souvent il apparaît au milieu d’eux vêtu à la mode de sa tribu, c’est-à-dire dans une nudité complète. Pour corriger ce que ce costume pourrait avoir de trop succinct, il enduit son corps de rocou… et ceint son front d’un bandeau d’écorce, orné d’une longue crinière. Cet accoutrement est complété par une lance en bois de palmier dont la pointe est empoisonnée et qu’il tient à la main comme un suisse d’église sa hallebarde.

La compagne de l’indigène, tout aussi peu vêtue que lui, le suit portant leur dernier-né dans une écharpe de coton suspendue à son cou. Tout en marchant, elle façonne à l’aide de quatre épines de mimosa qui lui servent d’aiguilles, un de ces charmants hamacs bariolés que les commerçants riverains recherchent avec empressement pour les vendre aux amateurs du Para. Ces hamacs, dont le fil est tiré des folioles du palmier chambira et teint de couleurs vives, sont échangés par les femmes Iquitos contre des perles de jais et de porcelaine (chaquiras), monnaie courante des Missions. Avec ces perles, dans lesquelles elles passent un fil, elles façonnent d’élégants tabliers de la grandeur d’une feuille de vigne. Depuis quelques années, elles ont ajouté à cette unique pièce de leur costume des épaulettes et des pompons de plumes de toucan, dont l’idée leur a été suggérée par le voisinage des femmes Ticunas. Espérons que l’amélioration introduite par ces dames dans leur costume national ne se bornera pas à si peu de chose et qu’elles en viendront, la civilisation et les bateaux à vapeur aidant, à mettre sur leur corps une chemise et une jupe.

Intérieur de la rivière Nanay.

À deux lieues d’Iquitos notre égaritea passe devant l’embouchure de cette rivière Nanay dont nous avons parlé précédemment. Ses plages et le sol à l’entour sont revêtus d’une graminée rousse qui rappelle l’herbe d’une prairie grillée par le soleil de la canicule. Un îlot de joncs s’arrondit à l’entrée de cet affluent qui mesure deux cent seize pieds d’une rive à l’autre et sort à cinquante lieues de là, d’entre les dernières collines que les Andes équatoriales forment en s’affaissant. Deux ruisseaux, le Péquê et l’Itayo, grossissent de leurs ondes le lit primitif du Nanay.

Sept petites lieues que nous fîmes sans y songer, séparent Iquitos de Pucallpa. Ce dernier village, situé comme son voisin sur la rive gauche de l’Amazone, existait, il y a trente-huit ans, sous le nom d’Oran, à quinze lieues en aval de l’emplacement actuel. Des malheurs secrets — les villages en ont comme les hommes — le forcèrent à remonter le cours du fleuve et à cacher son ancien nom d’Oran sous le nom moderne et quechua de Pucallpa[1]. Bien que les érudits de la contrée aient cru devoir qualifier de Nouvel-Oran ce second village, les descendants des Omaguas, eu égard à la couleur sanguinolente de ses berges, l’ont surnommé[2] Tuyucapuëtani (terre rouge), dénomination moins noble peut-être que la première, mais en revanche plus pittoresque.

Deux tribus longtemps ennemies, mais que le christia-

  1. De Puca, rouge, et Ualpa, terre.
  2. De ce vocable appartenant à la langue Omagua, les riverains de l’Amazone qui se servent de l’idiome Tupi ou Lengoa geral du Brésil, ont fait sans y songer peut-être, le mot Tijuco, par lequel ils désignent la boue argileuse de leur sol détrempé par la pluie ; boue si visqueuse, qu’elle les oblige durant la saison d’hivernage à user de sabots-patins de six pouces de haut. Si nous hasardons en passant cette réflexion philologique au sujet du mot Tuyuca, c’est que ce mot n’existe pas dans l’idiome des Tupinambas où la terre est appelée Éuê et la terre rouge Éuê-Piranga.