de ses offres, il se hâta de m’apprendre qu’il était le consignataire du Révérend Plaza et l’expéditeur au Para des produits que celui-ci lui envoyait de Sarayacu deux fois par année. La lettre apportée par Julio était une recommandation amicale du chef de la Mission centrale à son factotum de Nauta, de me recevoir de son mieux, de me donner sur le pays les renseignements qui pourraient m’être nécessaires, et, quand l’heure en serait venue, de me procurer une embarcation pour continuer mon voyage. Je remerciai du fond du cœur l’évêque de Cuenca de ses bontés présentes et passées, et, tendant cordialement la main au représentant de ses intérêts commerciaux, je l’assurai de ma parfaite estime et le suivis dans sa demeure.
Son premier soin fut de me présenter à son épouse, que je trouvai accroupie sur une natte, en compagnie de deux esclaves noires, et filant avec elles du coton destiné au tissage d’un hamac. Bien que déjà sur le retour, cette dame était encore d’une beauté hors ligne ; la noblesse sculpturale de son profil, l’opulence de ses cheveux et de ses formes, je ne sais quoi de formidable dans les attaches des bras et d’enfantin dans les extrémités, me reportèrent brusquement du village de Nauta sur la scène de l’Odéon, à l’époque déjà lointaine ou la sandale et le cothurne avaient le monopole de ses planches. Je crus voir Mlle George, dépouillée de ses voiles tragiques et filant au fuseau comme une des reines classiques qu’elle personnifiait alors.
Cette noble et fière matrone me sourit d’un air bienveillant, ordonna à une de ses suivantes d’apporter du café, et, pendant que j’en dégustais une tasse, s’enquit avec intérêt du pays qui m’avait vu naître et des motifs qui m’amenaient à Nauta. Je satisfis de mon mieux à ses questions. Nous causâmes ainsi durant un quart d’heure. La conversation de cette reine du logis était simple et dénuée d’artifice : au lieu des alexandrins redondants que je m’attendais à voir tomber un à un de sa bouche de Melpomène, il n’en sortit que de paisibles confidences sur les travaux de son ménage et les soins de sa basse-cour.
Le soir venu, je me sentis aussi à l’aise au milieu de ces honnêtes bourgeois que si j’eusse passé avec eux une partie de ma vie. Jusque-là, je n’avais vu que le père, la mère et leurs serviteurs ; pour compléter ce tableau d’intérieur, le fils de la maison arriva de la pêche et me fut présenté par l’auteur de ses jours ; ce charmant éphèbe, âgé de dix-sept ans, était le portrait vivant de sa mère. Homère l’eût comparé à la tendre hyacinthe et Virgile à un lis suave, honneur des jardins. Au dire de son père, qui lui servait d’instituteur, l’Antinoüs lisait déjà très-couramment et commençait à tracer à la plume des jambages et des rondeurs ; on le destinait au commerce ; en attendant qu’il eût l’âge de s’établir et de travailler pour son compte, il vaguait, nu-pieds, dans les forêts et sur les plages, vêtu d’un pantalon de toile bleue et d’une chemise à carreaux.
Le souper nous réunit autour d’une natte étendue à terre. Pendant que nous prenions en commun ce repas du soir, le gouverneur de la localité, instruit de l’arrivée d’un étranger, se montra dans l’encadrement de la porte et, après avoir demandé l’autorisation d’entrer, vint me présenter ses devoirs. C’était un homme de quatre pieds et demi de hauteur, couleur de pain d’épice, avec une tête d’enfant sur de larges épaules ; on ne distinguait de sa face que deux yeux ronds et un long nez crochu sortant d’entre deux pommettes bouffies. À l’instar des Indiens du nord, il avait le crâne rasé et portait la mèche du scalp, un bouquet de crins roux épanoui comme l’aigrette d’une demoiselle de Numidie : on eût dit une création falotte d’Hoffmann, un de ces Homunculi mi-partis de réel et de fantastique, que le conteur allemand tirait, dans le silence de la nuit, de la fumée de sa pipe et d’un pot de bière.
Ce Caliban local était d’une loquacité étourdissante. Il parlait comme l’eau coule d’une fontaine dont on ouvre le robinet ; avant que j’eusse pu placer un mot, il avait trouvé le temps de m’apprendre qu’il était né à Panama, de parents pauvres mais honnêtes ; qu’à vingt ans, il avait quitté son pays pour venir s’établir dans la province de Maynas, où ses lumières naturelles, restées longtemps sous le boisseau, avaient fini par être appréciées. Un pronunciamiento, dans lequel il s’était montré, avait mis en relief ses vertus civiques et ses capacités