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soupçonne d’avoir le cœur pris, mais la belle n’en veut pas convenir : Prends garde, lui dit-il, l’amour est un… (Ici le gitano adresse à l’amour une épithète tellement hardie que nous nous dispenserons de la reproduire). Ne t’expose pas à te couvrir de honte, comme fit ta mère, et souviens-toi que la pauvre femme est morte entre les mains du buchi[1].

Cette plaisanterie eut un très-grand succès et fut vivement applaudie par une partie des spectateurs de la Cazuela.

Le vieux gitano n’est pas plutôt sorti qu’on entend une chanson dans la coulisse : la voix se rapproche, et Perico paraît : Olé sulero ! s’écrie-t-il avec un accent andalous des plus prononcés dès qu’il aperçoit la Pepiya, ta beauté me fait mourir, mais rien qu’en apercevant un petit bout de ta jarretière, je reviendrais à la vie !

— M’aimes-tu vraiment autant que tu le dis, Perico ?

— Moi ! je me ferais sauter un œil pour te voir reine de Castille ! Pour te défendre, je me battrais comme un ours ! Veux-tu être reine ? dis une seule parole, et je mets en déroute tous les peuples, depuis les Russes jusqu’aux Français ! Si tu veux des écharpes et des mantilles de soie, tu n’as qu’à ouvrir la bouche ; et il ne m’en coûtera pas davantage de t’amener ici quinze frégates toutes chargées ? Quand je vois ta petite bouche, qui ressemble à un morceau du ciel, il me vient un tremblement jusqu’au bout des pattes !

— Je commence à croire, Perico, que tu m’aimes un peu…

— Je t’aime autant que mon âne, et même encore davantage ! »

Perico sort, et bientôt on voit entrer Asaura, son rival, qui fond en larmes ; il y a bien de quoi : il vient de lui arriver un des plus grands malheurs qui puissent frapper un gitano : on lui a volé son âne ! Pepiya essaye en vain de le consoler.

« Enfant de mes entrailles, qu’es-tu devenu ? Un âne de si belle race, aussi blond qu’un Anglais, et plus fort que le cheval de Santiago ! (Saint Jacques). Que le voleur soit changé en lézard, et qu’un scorpion le dévore par petites bouchées ! »

Asaura finit par demander des consolations à Pepiya, et fait le geste de l’embrasser, mais celle-ci lui répond par un soufflet vigoureusement appliqué.

« Mosito ! Je suis trop belle pour toi ! Tu ne sais donc pas que l’autre jour ayant laissé tomber ma jarretière, un rosier tout garni de roses poussa subitement à la même place ! Ce n’est pas pour toi que je me peigne, non ; c’est pour Perico.

— Perico ! Je veux lui arracher le cœur avec la pointe de ma navaja !

— Eh bien ! je vais le remplacer : tu n’as qu’à faire ta prière. »

Elle roule sa mante autour de son bras, et tire sa navaja ; Perico entre :

« À nous deux ! dit le fiancé à son rival : je vais faire avec tes tripes une arroba (vingt-cinq livres) de boudin !

— Laisse-le vivre, Perico, dit la jeune fille, ne te tache pas avec le sang de cet affreux singe.

— Pepiya, laisse-nous seuls : je veux ouvrir en deux cette vilaine autruche.

— Allons, s’écrie Asaura, elle est partie ; fais ta confession, car tu vas danser le zapateado !

— Tire donc le fer, petit serin, tu vas recevoir plus de puñalás (coups de poignard) qu’il n’y a de saints dans le calendrier.

— Ne saute pas tant, et mets-toi en garde.

— C’est aujourd’hui que le monde va finir, car un de nous deux doit rester sur le carreau. »

Les deux combattants s’apostrophent ainsi pendant quelques minutes, à la façon des héros d’Homère ; le combat n’a pas plutôt commencé que Perico se dit à part lui qu’il est fort malsain de recevoir un coup de navaja, et qu’il ne serait pas maladroit de se jeter la face contre terre, en faisant le mort.

« Asaura, s’écrie-t-il, tu m’as coupé en deux ; je meurs ! »

Pepiya rentre, et voit son fiancé étendu à terre ; elle ramasse aussitôt sa navaja, et annonce au prétendu meurtrier qu’elle va lui peindre un javeque, c’est-à-dire lui faire une longue entaille sur la figure.

À peine a-t-elle fait le geste de frapper, que le gitano, bien qu’il n’ait pas été touché, se laisse choir comme s’il était blessé à mort.

« Mon Perico, mon Periquiyo, tu es vengé, » s’écrie-t-elle en le voyant étendu à ses pieds.

La gitana jette au loin son poignard, s’agenouille devant son fiancé pour lui dire adieu une dernière fois, et tombe évanouie entre les deux combattants.

Gavirro arrive à ce moment, poussant un âne devant lui ; on devine que c’est l’âne volé à Asaura : le vieux gitano jette un cri en voyant trois corps à terre ; mais il ne tarde pas à se remettre, et s’empresse d’aller fouiller les poches des deux rivaux ; il pousse un juron épouvantable en les trouvant vides, et se promet, en disant adieu à sa fille étendue sans vie, de se consoler avec l’âne qu’il vient de voler.

Tout d’un coup on entend l’animal braire avec force : Asaura se lève en reconnaissant la voix de son âne bien aimé, et se jette à son cou, comme Sancho quand il retrouve son grison. Perico et Pepiya ressuscitent à leur tour ; ils se donnent la main et le vieux gitano les unit en leur donnant sa bénédiction.

Ces scènes populaires perdent assurément beaucoup à être racontées ; les acteurs y mettaient tant de naturel qu’on les aurait pris pour de vrais gitanos ; par leur jeu plein d’entrain, ils nous rappelèrent beaucoup Pasquale Altavilla, l’auteur-acteur napolitain, et Antonio Petito, le célèbre Pulcinella du petit théâtre de San Carlino, deux grands artistes populaires.

Dans le sainete que nous venons d’esquisser, les gitanos, on a pu le voir, sont assez mal menés ; quelquefois, c’est le tour des majos andalous ; leur jactance, leurs

  1. En dialecte gitano : le bourreau.