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de forêts, mais le murmure éternel du vent dans la grande ramure des pins et des mélèzes qui l’ombragent, en font une demeure dernière digne du rude jouteur qui, jusqu’à son heure suprême, lutta, sans lassitude et sans peur, contre les défaillances de l’esprit humain et les âpretés ingrates de la nature.

Une belle allée de frènes et d’ormes, dont les troncs sont reliés par une baie d’aubépine, court devant l’habitation, les fermes et les servitudes de Randanne ; à son extrémité méridionale, une petite auberge est devenue l’inévitable station de la mi-chemin pour les voyageurs allant au Mont-Dore, ou revenant à Clermont. On est à peu près certain d’y trouver à déjeuner, si on sait se contenter pour ce premier repas d’œufs frais, de laitage et de pommes de terre en robe de chambre.

L’appétit aiguisé par l’air de la montagne, nous avions déjà expédié la meilleure partie de ce modeste menu, lorsque, venant à parcourir du regard les murailles de la salle à manger, je m’aperçus qu’un petit miroir, leur principal ornement, était, ainsi que le vitrage d’une porte latérale, hermétiquement recouvert d’un crêpe. Je connaissais assez les coutumes locales pour savoir que ce signe symbolique indiquait la présence d’un cadavre dans la maison. Interrogée à ce sujet, une jeune fille (voy. p. 276), qui venait de nous battre du beurre dans un ustensile plus semblable à un mortier de pharmacien qu’à une baratte vulgaire, nous avoua qu’en effet, dans la pièce voisine, il y avait une morte, une pauvre dame, une Anglaise, venant du Mont-Dore. Se sentant défaillir dans le village des bains, elle avait en vain tenté de regagner ses foyers, n’avait pu dépasser la première étape de sa longue route, et avait expiré en atteignant l’auberge de Randanne. Déjà renfermée dans sa bière, elle gisait derrière la porte tendue de noir, dans une solitude complète. La seule personne qui l’eût accompagnée, une sorte de médecin, anglais aussi, était allé au village voisin, afin de s’entendre avec les autorités civiles et religieuses pour l’enterrement et l’achat d’une tombe ; il ne devait revenir qu’avec le convoi funèbre, qu’on attendait dans la soirée.

Ce récit nous tint lieu de dessert… Nous sentions le besoin de marcher. Aussi mettant à profit les loisirs que nous faisaient notre voiturin et son attelage, moins expéditifs ou plus philosophes que nous, et leur donnant rendez-vous au carrefour formé par la rencontre du chemin de Randanne et de la nouvelle route de Bordeaux, nous coupâmes tout droit à travers les prés et les chaumes nouvellement coupés, dans la direction du lac d’Aydat, pour contempler de près cette belle nappe d’eau que nous n’avions fait qu’entrevoir, du haut du Puy-de-Dôme, comme une lame de cristal bleu, enchâssée dans un cadre de malachite.

Ce bassin, le plus vaste, de beaucoup, de tous ceux qui constellent la région montagneuse de la France centrale, n’a pas été formé comme la plupart des lacs du Mont-Dore, comme les Gours de Tazana et de Servière, sur le plateau des Dômes, par l’explosion de l’écorce terrestre, mais par un simple endiguement naturel, ainsi que nous l’avons dit plus haut, et l’industrie moderne pourrait en créer de semblables en maintes vallées des montagnes. À une époque où nul encore ne s’inquiétait des beautés de la nature en Auvergne, M. de Montlosier avait constaté que le fond du lac avait été une vallée spacieuse, longtemps arrosée et fertilisée par le ruisseau qui passe près du village d’Aydat.

« … Lorsque les volcans éclatèrent et inondèrent le sol de leurs laves, une coulée suivant la pente du terrain vint traverser la vallée d’Aydat, et intercepta le cours du ruisseau. L’eau s’arrêta ; son niveau s’éleva ; mais la lave coulait encore, et des flots de matière embrasée luttaient avec succès contre les ondes mobiles qui venaient se briser contre elle et se dissiper en vapeur. Enfin cette lave incandescente finit par s’arrêter ; la digue n’augmenta plus en hauteur, et l’eau cessa de s’élever. Longtemps sans doute une vive ébullition signala, dans ces lieux, un des grands phénomènes de la nature, mais les siècles se sont écoulés ; la lave s’est refroidie ; l’eau a pénétré ses masses entassées ; elle s’est glissée dans leurs interstices, et a couvert de nombreux végétaux cette épaisse chaussée que de nouveaux siècles lui permettront peut-être d’anéantir[1]. »

Pour étudier comme ils le méritent ce lac et ses rivages où, suivant une tradition locale que nous croyons parfaitement fondée, il faut chercher le site même de la belle villa romaine dont Sidoine Apollinaire, son propriétaire, a laissé une si intéressante description, le temps nous a manqué. Il nous était compté par minutes ; ce n’eût pas été trop d’une journée entière. Nous dûmes nous contenter, après avoir contourné le Puy de la Rodde par sa base orientale, de longer quelques instants au nord du lac ses rives doucement inclinées, de suivre du regard seulement le reste de leurs lignes sinueuses et vertes autour de sa surface bleue, puis enfin d’aller, en toute hâte, chercher dans la muraille du chœur de l’église d’Aydat une pierre saillante portant cette inscription :

HIC SUNT DUO
INNOCENTES ET SANCTUS SIDONIUS.

Ce rapide pèlerinage accompli, et un regard donné aux rives de la Veyre, « ce ruisseau, dont les flots brisés contre les rochers, paraissent tout blancs d’écume et se perdent dans le lac, un peu au-dessous d’une rangée d’écueils qui semblent vouloir s’opposer à leur passage[2]. » Nous prenons, le long des pentes méridionales des Puys de la Rodde, de Chalard et de Combegrasse, un sentier de pâture qui nous ramène sur la route où notre voiturin s’impatiente en nous attendant.

  1. H. Lecoq. Le Mont-Dore et ses environs. In-8, avec planches lithographiées. Clermont-Ferrand, 1844. Nous saisissons l’occasion de citer cet ouvrage, le plus complet, à tous les titres, qui ait encore paru sur la section de la France centrale, comprise entre le grand Puy-de-Dôme et la lisière nord du Cantal. Nous ne pouvons qu’y renvoyer ceux de nos lecteurs qui voudront connaître à fond la géologie, la faune, la flore, la climatologie et les grands aspects de cette région. Le savant professeur de Clermont n’a rien oublié.
  2. Œuvres de Sidoine Apollinaire, livre II, épître II.