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d’enrichir de fraises au cœur des montagnes, nous y fîmes notre bivac. Nous étions en pleine vue des deux bêtes qui se tenaient dans le fleuve, et nous espérions qu’elles seraient tentées de rejoindre leurs compagnons sur le rivage. Bucéphale en effet, après avoir henni, se mit à nager vers nous ; mais Giscouékarn le fou, au lieu de prendre la bonne direction, s’étant lancé au milieu du torrent, Bucéphale, après un moment d’hésitation, se détourna et le suivit dans le courant dont la force était irrésistible. Tous deux s’en allaient à la dérive, bien plus rapidement que nous ne pouvions marcher ; nous ne voyions plus au loin que leur bagage, sautant comme des bouchons dans le bouillonnement des eaux.

L’Assiniboine courait en avant ; il nous laissa bientôt tous loin derrière lui, car il avait une merveilleuse adresse pour surmonter les obstacles. Nous ne comprenions rien à l’étonnante agilité avec laquelle il se glissait au milieu des troncs les plus rapprochés ou dépassait les barricades d’arbres renversés. Aucun obstacle ne semblait arrêter sa course. Quant à nous, empêchés de toute façon, nous ne parvenions que, de loin en loin, à revoir nos chevaux comme des taches sur la surface du torrent. Environ deux milles plus bas, un autre haut-fond leur permit encore de prendre pied et donna le temps à l’Assiniboine de les rejoindre. Cependant le torrent avait une telle force qu’il ne tarda pas à les entraîner de nouveau. Mais Bucéphale qui avait vu L’Assiniboine, tourna de son côté. L’endroit formait un épouvantable rapide où les eaux se précipitaient en faisant d’énormes bouillons sur les grosses pierres qui obstruaient leur course. À l’instant ou Bucéphale passait non loin du rivage, L’Assiniboine, sautant dans l’eau, jeta ses bras au col de l’animal qui hennit de plaisir en voyant son libérateur venir à son aide ; et tous deux, l’un supportant l’autre, finirent par gagner le bord. Le succès de L’Assiniboine nous sembla miraculeux et nous eûmes soin de récompenser amplement l’intrépidité qu’il avait déployée en cette circonstance.

Giscouékarn fut perdu, emporté par le courant : nous n’entendîmes jamais plus parler de lui. C’était un véritable désastre. Il ne nous restait plus ni thé, ni sel, ni tabac, car notre provision entière de ces délicatesses avait été emportée par ce cheval. Nous n’avions plus, en fait de munitions, d’allumettes et de vêtements, que ce que nous portions sur nous. Papiers, lettres de crédit, objets de valeur, instruments et montres, l’herbier de Cheadle, la robe de buffle et la couverture de Milton, tout cela de conserve s’était mis à descendre vers l’océan Pacifique. Et pourtant, dans notre infortune, nous trouvions encore quelques motifs de consolation, car nous n’avions rien perdu des objets absolument nécessaires à notre existence : notre farine et notre pemmican nous restaient ; grâce à Bucéphale et à L’Assiniboine, nous avions sauvé notre journal sans lequel le présent ouvrage n’aurait jamais pu être publié. M. O’B. avait aussi perdu ses lettres de recommandation, sa bouilloire d’étain et une paire de lunettes.


La Cache de la Tête-Jaune. — Nature du pays. — Vue admirable. — Versant occidental des Montagnes Rocheuses. — La poire ou la sorbe. — Peu de renseignements. — L’Iroquois retourne à Jasper-House. — Le cheval de M. O’B. est perdu. — Départ de la Cache. — Les Versants. — Rivière du Canot. — Périlleuse aventure sur un radeau.

Nous arrivâmes à la Cache de la Tête-Jaune le 17 juillet : dans la matinée du 18, nous traversâmes le Fraser. L’eau roulait avec rapidité sur son lit de gros cailloux et s’enflait en énormes vagues qui faisaient sauter comme une coquille de noix le léger canot que les Chouchouaps avaient creusé dans un arbre.

À quelques milles au-dessous de la Cache de la Tête-Jaune, le Fraser qui, depuis le lac de l’Élan, a presque toujours coulé droit vers l’ouest, reçoit un tributaire qui vient du sud-est et fait un coude subit vers le nord. Si l’on en croit les Indiens, il reçoit un peu plus bas une rivière importante descendant du nord-est. La Cache est située dans une vallée de forme triangulaire. Elle paraît en partie fertile ; mais, immédiatement au sud, s’étend une bande de terrains sablonneux et onduleux où poussent de petits sapins et que termine cette rangée de hauteurs qui divisent les bassins. Au delà commencent les épaisses forêts qu’arrose la Thompson septentrionale.

En regardant vers l’ouest, la perspective qu’on a de la Cache est, à notre avis, une des plus merveilleuses qui existe au monde. Aussi loin que l’œil peut atteindre, au nord, au sud, à l’ouest, les montagnes s’élèvent par-dessus les montagnes ; la plupart, couvertes de neige, ne sont séparées que par des vallons très-étroits, et elles ont l’air de s’étendre jusqu’au Pacifique.

Nous venions de traverser la chaîne principale des Montagnes Rocheuses ; nous étions certainement dans la Colombie Britannique, et pourtant, à notre grande surprise, nous nous trouvions encore au beau milieu des Montagnes Rocheuses. En réalité, les montagnes qui, des prairies du côté oriental, paraissent s’élever comme une muraille, se prolongent jusqu’à l’océan occidental. La répétition exacte de cette vue n’est aperçue que des Monts Chauves, en Caribou. M. Fraser, de Victoria, qui avait visité les Andes et les Himalayas, nous a assuré qu’il n’a rien vu de comparable à ces centaines de milles de montagnes qui existent dans la Colombie Britannique[1].

Le pâturage était en cet endroit bon pour les chevaux, et nous résolûmes d’y rester une journée que nous emploierions à faire sécher nos approvisionnements et à recueillir tous les renseignements que les Chouchouaps pourraient nous donner, concernant la suite de notre voyage. Les Indiens nous apportèrent en grande quantité ce qu’ils appelaient des poires : ce sont des espèces de poires sauvages, sorbes ou cormes, que nous échangeâmes contre quelques aiguilles et du fil. Ce fruit vient sur un arbuste qui a deux ou trois pieds de haut et dont

  1. Peut-être cent vingt-cinq lieues en ligne droite à partir des montagnes qui sont à l’est de l’Athabasca jusqu’à celles qui sont à l’ouest du Fraser. (Trad.)