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Le grand commerce de ces pays se fait par caravanes. Il faut que ce commerce soit aussi profitable qu’utile ; car, malgré les immenses difficultés à vaincre, on voit toujours se former de nouvelles caravanes qui vont s’aventurant dans des contrées si élevées et si mal partagées sous tous les rapports, qu’on les croirait inaccessibles à l’homme. De routes, dans le sens que nous attachons à ce mot, il ne peut en être question dans un tel pays.

Sans parler des cols élevés que le relief général du pays ne permet pas d’éviter et de tourner, les torrents opposent les plus graves difficultés aux caravanes. C’est que peu d’entre eux sont traversés par des ponts où puissent passer des animaux chargés. S’ils ne sont pas trop profonds, les bêtes les franchissent à gué, mais alors les marchandises se gâtent au contact de l’eau qui rejaillit, ou bien il faut les empaqueter avec un soin, avec des frais que ne comporte pas leur valeur. Le lit des cours d’eau est semé de pierres mobiles obéissant au courant ; l’animal, le cheval, par exemple, tombe et, si l’on a le bonheur de le sauver, on ne rattrape pas toujours sa charge, souvent précieuse, qu’entraînent les flots tumultueux du torrent. Ce n’est pas tout : quand la fonte des neiges a gonflé tout à coup les rivières, les caravanes doivent patiemment attendre sur une rive que les eaux bruyantes de l’inondation aient assez baissé pour qu’on puisse entreprendre de gagner la rive opposée sans un danger trop évident.

Revers septentrional du Kouen-Loun. — Dessin de Hubert Clerget d’après l’atlas pittoresque de MM. de Schlagintweit.

Je crois qu’il est d’un intérêt pratique considérable, non-seulement pour l’Angleterre, mais aussi pour toute l’Europe, de faciliter, par des mesures appropriées, quelque pénible que soit aujourd’hui cette tâche, le commerce avec la Haute-Asie, qui, déjà si considérable, prendrait immédiatement de plus vastes proportions. N’oublions pas qu’on ne met pas toujours par les mêmes moyens les richesses d’un pays à la portée du reste du monde. Les chemins de fer, qui sont indispensables dans l’Inde, ne le sont point dans la Haute-Asie, où l’on ne sentira pas de sitôt la nécessité d’établir de splendides voies carrossables au sein de contrées élevées et presque toujours désertes. Ce dont la Haute-Asie a besoin, ce sont des ponts sur ses plus grands torrents, des routes assez larges pour donner passage à des bêtes de trait plus grandes et plus fortes que les petits et débiles chevaux et mulets du pays. Le chameau à deux bosses de la Bactriane, dont jusqu’à présent on s’est servi sans avoir à s’en plaindre, serait peut-être l’animal le mieux qualifié pour faire le service des marchandises entre l’Asie centrale et le Thibet par les grands cols du Karakoroum.

Quand on aura réussi à acclimater le chameau à deux bosses dans l’Himalaya, quand de meilleures routes sillonneront la Haute-Asie, quand le long de ces voies de communication on aura établi, aux endroits convenables, de petites maisons de refuge sans luxe, mais fournies de quelques approvisionnements, quand on aura écarté les obstacles politiques ou autres qui s’opposent à l’immigration et à la colonisation par l’élément européen, alors luira pour la Haute-Asie un plus brillant avenir ; alors s’y développeront ses ressources immenses, et l’on s’étonnera de la grandeur inattendue de son commerce, de sa richesse inouïe en métaux précieux, du nombre et de la diversité de ses plantes et de ses animaux utiles.

Traduit de l’allemand par Onésime Reclus.