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Les Jésuites Équatoriens n’avaient pas attendu qu’elle fût agitée entre les deux puissances pour explorer le pays en litige et prélever sur les castes indigènes qui l’habitaient, le personnel de leurs Missions. À cette bienheureuse époque, — 1695-1710, — la règle des missions Hispano-Péruviennes était loin d’être paternelle. Les catéchumènes qu’on surmenait un peu, qu’on nourrissait mal et qu’on fouettait fort, mouraient dru comme mouches. Pour parer à ce déficit et tenir toujours au complet le cadre de leurs populations chrétiennes, les Révérends Pères de Jésus envoyaient dans une embarcation armée en guerre, des religieux et des soldats écumer, — le mot est violent, mais parfaitement à sa place, — les rivages de l’Amazone et les Missions fondées par leurs coreligionnaires et rivaux du Brésil. Pendant que ces religieux faisaient râfle de néophytes, les soldats pillaient et saccageaient les habitations de ceux-ci, désormais inutiles. Ces choses-là n’avaient rien d’énorme en pays récemment conquis.

La campagne finie, l’expédition navale s’en revenait en chantant des cantiques, et les prisonniers faits au nom du Christ étaient répartis dans les villages dépeuplés. Parfois on les conduisait dans les Missions centrales du Haut et du Bas Huallaga, où ils attendaient, comme des marchandises en entrepôt, que le besoin d’âmes et de bras se fût fait sentir quelque part. La naturalisation violente au Pérou des Omaguas, établis dans les possessions brésiliennes, mais venus autrefois du Popayan et de la Nouvelle Grenade par la rivière Japura, fut le résultat d’une de ces razzias[1].

Un jour, le Brésil ennuyé de ces maraudes apostoliques qui augmentaient d’autant la consommation d’indigènes qu’il faisait pour son propre compte, imagina de fortifier Yahuaraté et de lui confier la garde de son territoire. Un poste y fut établi, et ce Gibraltar au petit pied eut ordre de canarder toute embarcation Péruvienne qui descendrait le fleuve sans répondre au qui vive des sentinelles et au commandement sacramentel : avance à l’ordre. À partir de cette heure, l’îlot fortifié reçut des Brésiliens le nom d’Ilha da Ronda, — île de la Ronde ou patrouille, — qu’il a porté depuis. Les Péruviens, qui prennent volontiers la lettre pour l’esprit, l’appellent l’île Ronde.

Plein de foi dans la tradition, je m’attendais si bien, en mettant le pied sur cette île, à la trouver pourvue d’une citadelle quelconque, d’un commandant et de soldats, sans préjudice de la sentinelle classique en faction devant sa guérite, que, malgré l’orage qui nous talonnait, le vent et la houle qui nous secouaient et la pluie qui nous fouettait le visage, je m’étais préparé à cette entrevue en passant un démêloir dans ma chevelure, en enfonçant ma chemise dans mon pantalon qu’elle débordait et serrant d’un cran ma ceinture. Mais ces frais de toilette furent en pure perte. En débarquant sur l’île de la Ronde, je ne vis que des hérons gris et des aigrettes blanches venus, comme nous, pour s’y abriter contre la tempête, et qui comme nous la quittèrent le lendemain, après avoir séché leurs ailes.

Vingt minutes de voyage nous conduisirent à Tabatinga, premier poste brésilien qu’on trouve au sortir du Pérou, sur la rive gauche de l’Amazone.

Paul Marcoy.

(La suite à une autre livraison.)


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VOYAGE AU SOUDAN ORIENTAL,


PAR M. TRÉMEAUX.


1848-1850. — DESSINS INÉDITS.




L’Égypte. — Le Nil. — Karnak. — Défilés inextricables. — Sinistres rencontres. — Contrastes de la nature. — Installation au désert. — Carcasses d’animaux solidifiées. — Caravane d’esclaves.

L’homme propose et Dieu dispose. Par le hasard des voyages plus que par préméditation, j’étais au Caire en 1848. L’Afrique septentrionale venait de me faire entrevoir un monde nouveau par ses peuples bigarrés et un monde éteint par ses restes archéologiques. Aussi peu après mon arrivée dans les murs de cette reine de l’Orient, j’avais résolu de faire de bien plus longues explorations. L’Égypte et l’Éthiopie devaient me montrer, dans de nombreuses et gigantesques ruines, les premières traces de la puissance humaine. L’horizon des déserts allait s’ouvrir devant moi, puis ce Soudan énigmatique, puis les pays inconnus de la Nigritie, où l’homme, toujours à l’état primitif, semble né d’hier et n’a encore d’autres vêtements que la couche noire dont l’a voilé la nature. En partant, saluons le Nil, saluons Thèbes ; puis nous nous reporterons à l’entrée du désert de Korosko,


    Pérou, et dans le tableau de la situation européenne, aux dates de 1715, 1750, 1763, 1777, 1798, 1801, 1802, les causes de ces déplacements successifs, ainsi que la mesure exacte des terrains conquis ou regagnés.

  1. Nous aurons l’occasion de revenir en détail sur ces indigènes dont les mœurs, les vêtements et les arts manuels témoignaient d’une civilisation avancée qui paraît avoir eu son siége dans l’hémisphère nord. La variété de noms qu’ils prirent tour à tour dans leurs migrations vers le sud ou que leur donnaient les nations en contact desquelles ils vécurent, n’est pas moins curieuse à étudier chez ces Indiens, que les hypothèses ethnologiques dont ils furent l’objet de la part des voyageurs et des savants.