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que jamais, accrurent encore l’aversion que ce village m’avait inspirée à première vue.

J’ai toujours soupçonné, à tort ou à raison, les neuf espèces de moustiques qu’on rencontre sur l’Amazone et que je nommerai plus tard, d’avoir fait de Loreto, sinon la capitale de leur royaume, du moins le centre de leurs opérations et le théâtre de leurs exploits. Nulle part, en effet, l’audace de ces brigands ailés ne m’a semblé plus grande, leur fanfare plus ironique, leur suçoir plus aigu, leur venin plus corrosif, la blessure qu’ils font, plus lente à se cicatriser. Les poules, les canards, les pigeons, les hoccos, les pauxis et les agamis qui sont, à Loreto, les commensaux de l’homme et composent sa basse-cour, s’empresseraient d’appuyer ma motion s’ils avaient encore la faculté d’exprimer leurs idées par des mots, comme au temps du bon La Fontaine. Par suite de la lutte incessante qu’ils ont à soutenir contre les moustiques, ces volatiles ont contracté des habitudes qu’ils n’eurent jamais à l’état de nature. Quand sonne pour eux l’heure du sommeil, ils se terrent, s’embûchent, se roulent, se pelotonnent ou s’aplatissent de manière à mettre à couvert toutes les parties dénudées de leur individu. Mais le moustique, qui rôde autour d’eux comme le lion rugissant de l’Écriture, finit par trouver le joint de l’armure, y plonge son aiguillon et appelle ses camarades à la curée. Au milieu de la nuit, un bruissement d’ailes, un pépiement étouffé, une plainte inarticulée, révèlent la douleur du pauvre oiseau que mille dards intelligents transpercent à l’envi.

Dans les forêts, les animaux sauvages emploient d’étranges expédients pour se dérober aux attaques de ces vampires. Le jaguar, roulé sur lui-même au milieu d’un fourré, cache son nez et ses paupières entre ses larges pattes ; le pécari creuse une fosse, s’y blottit et s’y couvre de feuilles sèches ; le tapir, plongé tout entier dans la vase, ne laisse pointer au dehors que l’extrémité du nez-trompe au moyen duquel il respire. Quant à l’homme, il a comme on sait la faculté de se garantir du fléau en s’ensevelissant dans un cercueil d’étoffe où il halète par 45° de chaleur.

Un matin, assis dans une montaria, espèce de youyou local que manœuvraient un pilote et deux rameurs chargés de me conduire à la Barra do Rio Negro, je m’éloignai de Loreto avec un sentiment de joie, que mon hôte, s’il avait pu le soupçonner, eût pris pour de l’ingratitude ; trois heures après notre sortie de l’odieux village, le Pérou restait pour toujours en arrière et nous entrions en pays brésilien ; au vieil empire de Manco-Capac, succédait le jeune empire de Pedro II.

Notre passage d’un territoire à l’autre fut signalé par une tempête assez sérieuse. En mer, je n’en eusse fait aucun cas, blasé que j’étais alors sur les coups de vent et les coups de cape ; mais une tempête d’eau douce avait un caractère original qui me séduisit. Mon crayon en main, j’essayai d’en noter les diverses phases, car la peindre avec des couleurs eût été une entreprise au-dessus de mes forces.

Depuis dix heures du matin, la chaleur avait été en augmentant. Le brai dont notre montaria était enduite, coulait le long de ses flancs comme la mélasse d’un tonneau d’épicier. Vers deux heures, le ciel prit une teinte sulfureuse qui se changea en gris verdâtre et passa au brun violacé avec de longues stries d’un jaune livide. De ce ciel menaçant le vent détachait, de moment en moment, comme une large écaille par l’ouverture de laquelle le soleil dardait un rayon rougi sur la rive gauche dont le mur de verdures semblait s’enflammer aussitôt. La rive droite était comme estompée dans un crépuscule roussâtre. Devant nous, dans la partie de l’Est, le ton du fleuve se confondant avec celui du ciel, reculait indéfiniment les lignes de la perspective qui semblait flotter dans un vide incommensurable.

Au couchant, l’eau profondément endormie avait l’aspect d’une nappe de plomb figé, sur laquelle divers courants, tout à l’heure invisibles, maintenant dessinés en clair comme des traits d’argent, se croisaient, se mêlaient, s’enchevêtraient, pareils aux fils brouillés d’un écheveau.

Deux larges arcs-en-ciel, allant du Nord au Sud, arrondissaient au-dessus de nos têtes leurs courbes prismatiques. L’eau morte du fleuve, en reflétant nettement leurs contours, offrait à l’œil deux anneaux de Saturne magnifiquement irisés, au centre desquels notre embarcation, microscopique insecte, glissait en agitant les rames qui figuraient ses pattes. Les cercles infernaux ou les zones stellaires de Dante et de Milton, sont de maigres ficelles littéraires, comparées à l’extravagante poésie que la nature déployait en ce moment.

Les nuées, en s’épaississant, ne tardèrent pas à effacer les deux arcs sublimes ; le vent et l’eau commencèrent à mugir sourdement. Tout à coup une de ces rafales, venues on ne sait d’où et qui sont comme le prélude de la tempête, traversa le fleuve, creusant sous son passage un large sillon. Cette trombe d’air chassait devant elle un essaim d’aras, de perroquets et de perruches, de caciques et de couroucous, qu’elle avait arrachés de quelque cime d’arbre à laquelle ils s’étaient cramponnés. Ces oiseaux, emportés comme des feuilles sèches, ne firent qu’apparaître et disparurent aussitôt dans l’espace. Mais si rapide qu’eût été la vision, un rayon de soleil qui se fit jour à travers un nuage, eut le temps d’allumer toutes ces plumes roses, bleues, rouges, vertes, or et argent, moire et velours, soufre et ébène, et d’en faire jaillir un fulgurant éclair qui nous fit fermer la paupière.

Quand l’orage éclata, notre canot était à l’abri dans une anse de l’ile de la Ronde. Garantis de la pluie par nos toitures de palmier, nous suivîmes, tranquilles spectateurs, les phases progressives et décroissantes de la tempête qui se termina par la disparition de l’île Jahuma, un pâté de terre d’une lieue de tour, ombragé par des capirunas et des cédrèles centenaires. La houle se rua sur l’île, en effrita les bords et finit par y pratiquer de profondes gerçures. Nous vîmes crouler et se fondre de grands pans de terrains et craquer, comme