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schiste calcaire dans le Japura, grès quartzeux dans le Rio-Negro ; quant au fond des lacs, nous l’avons trouvé invariablement formé de couches arénacées, de veines d’ocre, de marne et de cette vase argileuse que les riverains appelent Tijuco.

La teinte de l’eau noire vue en masse et dans son ensemble, est bien, comme l’a dit Humboldt, à la lumière celle du café noir et à l’ombre celle de l’encre. Mais examinée en détail, c’est-à-dire dans un vase transparent, au lieu d’être d’un jaune d’or, comme il l’a prétendu, elle est parfaitement incolore et limpide et peut rivaliser de pureté avec l’eau de source[1]. Comme celle-ci, elle est légère, excellente à boire et n’a ni saveur, ni arrière-goût. Son influence secrète ne se borne pas à diminuer le nombre des moustiques ; elle chasse et met en fuite toutes les espèces connues de ces insectes. Les lamantins, les dauphins, les poissons à écailles, désertent volontiers les eaux blanches pour venir habiter ces ondes à la surface ténébreuse, mais au lit de cristal ; enfin, les caïmans y abondent et les tortues ne s’y montrent jamais[2].

Devant les singularités de cette eau merveilleuse et inexpliquée, la science, qui est femme, a du sentir s’allumer sa curiosité. Or, nous sommes trop juste et aussi trop galant pour ne pas satisfaire chez une femme la curiosité que nous avons éveillée, et nous déposons à ses pieds deux bouteilles de cette eau noire, très-soigneusement cachetées avec un brai local. La première contient de l’eau de la rivière Jutahy, la seconde de l’eau du Rio Negro.

Au coucher du soleil quelques Yahuas revinrent de la chasse, tandis que leurs compagnons, partis pour la pêche, arrivaient par eau. Tous étaient de francs idolâtres ; les relaps, avertis de notre arrivée à Santa Maria, et craignant les reproches du missionnaire, s’abstinrent de paraître. Leur absence ne me contraria pas trop. Je connaissais de longue main ces déserteurs de la foi catholique et les avais toujours trouvés au-dessous des barbares.

La chasse et la pêche avaient été bonnes. Les chasseurs rapportaient, avec un agouti[3], des hoccos, des pauxis, des pénélopes et des trousses d’oiseaux au plumage magnifique, mais à la chair noire et coriace. Les pêcheurs avaient harponné des tambakés, des gamitanas[4], et recueilli dans les bois de ces motelos ou tortues de terre dont la qualité de la viande est supérieure à celle de la tortue d’eau. Les femmes se disputèrent le soin d’apprêter le souper, qui fut servi dans la plus grande hutte du village. Un feu clair brûlait dans un de ses angles. Deux vieilles femmes, deux vestales Yahuas, qui représentaient dignement la caducité et la décrépitude, entretinrent de buchettes, pendant la durée du souper, ce feu dont la clarté me parut destinée à remplacer celle des chandelles absentes.

À l’issue du repas et après un conciliabule à voix basse entre les Yahuas, un vieillard vint nous annoncer qu’on allait exécuter, en notre honneur, la danse nationale du Bayenté. Le bayenté n’est autre chose que le diable des Yahuas.

Cette danse, ou plutôt ce pas du Diable, fut exécuté par trois coryphées, emprisonnés chacun dans un sac d’écorce en figure d’entonnoir renversé. L’ouverture du sac, qui descendait jusqu’au genou de l’individu, était bordée d’une frange de folioles de miriti. L’extrémité supérieure, pourvue de trous pour la bouche et les yeux, était ornée d’un bouquet de folioles en forme d’aigrette.

Dans ce maillot rustique, étroit et bridant sur le corps, les bras des danseurs, pendant le long des cuisses, étaient comprimés de façon à leur interdire tout mouvement. Les trous du masque leur permettaient de voir, de respirer et en même temps de jouer d’une flûte, qu’un camarade, leur toilette achevée, leur avait introduite dans la bouche. Cette flûte était un roseau long de trente pouces, pourvu à son extrémité d’une petite

  1. Cette limpidité cristalline des eaux noires, nous a paru dépendre de la rapidité plus ou moins grande de leur cours. Des igarapés et des lacs, d’ailleurs sans importance et dont le mouvement était inappréciable à l’œil, nous ont offert au contraire, dans leur eau stagnante observée en détail, une teinte brune dont on peut avoir une idée très-juste en mettant infuser pendant quelques heures un morceau de tabac dans un verre d’eau. Cette expérience peu coûteuse permettra à chacun de juger, de visu, que la teinte de ces eaux se rapproche bien plus du bitume ou de la sépia, que du jaune d’or mentionné par Humboldt.
  2. À en juger par la dissertation de l’illustre auteur du Cosmos sur la nature des eaux noires, la couleur jaune d’or qu’il leur attribue et les espèces animales que, suivant lui, ces eaux éloignent invinciblement, on est porté à croire qu’il ne les a observées qu’en passant et très à la hâte. Toutefois on ne saurait attribuer à la même rapidité d’examen certaines appréciations de ce savant qui, par leur caractère exagéré, nous ont toujours paru jurer avec l’élévation sereine de son intelligence. Nous savons que l’hyperbole est une figure de rhétorique généralement employée par les individus du genre migrator ; nous allons même jusqu’à croire que l’étrange sympathie qui les pousse vers elle, est un des défauts constitutifs de leur nature ; mais tout en admettant cela et bien d’autres choses encore pour le commun des voyageurs, hommes d’esprit pour la plupart, nous faisons nos réserves à l’égard du génie. Ainsi, qu’un de ces voyageurs, dissertant sur le galactodendron utile et sa séve lactée, eût parlé devant nous des quantités considérables de ce lait végétal absorbées par lui soir et matin, la plaisanterie nous eût semblé spirituelle et nous eût fait sourire. Venant de Humboldt, elle nous trouve sérieux. Que penser également de ce nombre si prodigieux d’orchidées dans les forêts équatoriales, que la vie entière d’un artiste ne suffirait pas à les peindre ? Certes, nous croyons fermement que les forêts de l’Équateur, comme celles du Brésil et du Pérou, qui leur sont contiguës, abondent en orchidées ; mais de cette abondance à l’extravagante profusion mentionnée par Humboldt, nous croyons aussi qu’il y a loin. Que l’artiste dont il parle, consacrât seulement dix ans de sa vie à la représentation de ces plantes et peignît — ce qui est possible — une variété d’orchis chaque jour ; au bout de ce temps, il aurait reproduit environ trois mille six cent cinquante variétés de cette famille ; chiffre qu’on ne saurait admettre s’il s’agit des seules espèces propres aux forêts équatoriales.

    Nous pourrions continuer nos citations ; mais à quoi bon cette critique de pygmée à l’égard d’un géant ! quelques notes fausses dans l’exécution d’une symphonie peuvent-elles annuler les beautés mélodiques qu’elle renferme et son ensemble harmonieux ? Quelques moellons avariés dans un édifice, altèrent-ils sa pureté de style et l’effet de sa masse ? — Non sans doute ; pas plus que les taches obscures et les défaillances que les astronomes dénoncent impitoyablement dans le soleil, n’empêchent cet astre de répandre sur notre humble planète, la lumière, la chaleur et la fécondité.

  3. Cabiais de la taille d’un petit chevreau.
  4. Poissons à écailles de la taille d’une grosse carpe et de la famille des cyprinoïdes.