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Le site empourpré par les reflets de l’astre à son déclin, était admirable sans doute, mais la vacuité de mon estomac ne me permit pas d’en jouir convenablement. En ce moment j’eusse donné pour une grillade quelconque tous les paysages de la terre. Cependant il me fallut prendre un parti. Je bus dans le creux de ma main quelques gouttes d’eau, je demandai au Yahua quelques feuilles de sa coca, que je mâchonnai pour me donner du cœur, puis invoquant la Providence et la priant d’abréger une épreuve au-dessus de mes forces, je me remis en route.

Le soleil disparut. Un crépuscule blême envahit la forêt ; les oiseaux gazouillèrent en commun leur prière au grand esprit universel, puis la nuit descendit, effaçant les distances et brouillant les objets. Mon guide avait quitté l’amble pour prendre le trot. Craignant de perdre sa trace, je le rappelai vivement. Alors, pour concilier mon désir de le voir rester près de moi, avec son envie d’allonger le pas pour arriver plus vite, il coupa une liane, l’attacha autour de son corps et m’en remit l’extrémité. Aveugle affamé, je suivis le caniche humain qui me remorquait ainsi au milieu des ténèbres.

De Pevas à San José ; à travers bois.

À mesure que la nuit s’épaississait, laissant tomber sur nos épaules comme un manteau de glace, des bruits étranges se dégageaient des profondeurs des bois. Des corps d’un douillet révoltant frôlaient les troncs des arbres ; des ailes de chauves-souris passaient et repassaient, éventant nos fronts comme une brise humide. Dans les taillis, des bûchettes craquaient sous des pas inconnus. Un ronflement sourd, intermittent, produit par la respiration de quelque tigre endormi[1], s’entendait au fond des fourrés. Ce bruit peu rassurant cessait à notre approche et recommençait quand nous étions passés.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Ce bruit étrange qu’on entend dans les bois à l’heure où tout repose, fait tressaillir d’effroi l’Européen, mais ne cause aucune émotion à l’indigène, qui, lorsqu’on l’interroge à ce sujet, répond tranquillement : Ce n’est rien ; c’est le Puma qui ronfle.