Page:Le Tour du monde - 14.djvu/107

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donnant le village chrétien qui ne tarda pas à tomber en ruines.

Un second village de même nom fut édifié, peu d’années après, à une lieue E. du premier. Aux Pehuas assassins qui vinrent l’habiter de nouveau, les missionnaires adjoignirent quelques individus des nations Catahuichi, Orejona, Yahua, Ticuna et Yuri ; ce village dura vingt-trois ans et fut abandonné par les néophytes, mais sans qu’un meurtre eût motivé cet abandon.

Une troisième fois, Saint-Ignace des Pehuas, pareil au phénix des anciens, renaquit de ses cendres ; des missionnaires franciscains, dont le nom nous échappe, le fondèrent à l’endroit actuel. Pour peupler ce troisième village qu’on n’appela plus San Ignacio de los Pehuas, mais seulement Pevas, on recourut aux indigènes déjà catéchisés dont nous avons donné la liste ; quelques-uns accoururent à la voix des missionnaires, mais le plus grand nombre manquèrent à l’appel. Une épidémie avait enlevé les Pehuas ; les Catahuichis étaient allés planter leur tente sur les rives du Jurua et les Yuris se refusèrent à sortir de chez eux. La nouvelle population se composa de descendants abâtardis des Pehuas, des Orejones, des Yahuas et des Ticunas.

La mission actuelle compte, à l’heure où nous écrivons, un demi-siècle d’existence ; elle possède vingt-trois maisons affectées à quarante-cinq matrimonios ou ménages dont la moyenne est de six individus, ce qui donne un total de population de deux cent soixante-dix individus, y compris les vieillards et les enfants à la mamelle. L’aire qu’occupent le village, l’église et le couvent, fort illogiquement groupés d’ailleurs, est formée par la juxta-position de collines basses dont les ondulations, très-apparentes, vont se rattacher aux versants orientaux de la chaîne des Andes ; leurs terrains, composés de zones d’ocre et d’argile alternant avec des couches de sable, de menus galets et de pierres ponces, ont été sillonnés jadis du N. O. au S. E. par des courants de lave et d’eau dont la trace est encore visible. Au reste, toute la partie du pays comprise entre Nauta et l’embouchure de la rivière Iça, est de même formation et présente les mêmes stries longitudinales. Le voisinage des Andes équatoriales où, sur une étendue d’à peine trois degrés, dix-huit volcans font flamber leurs cratères, explique suffisamment la nature et la disposition de ces terrains.

L’enfant géophage.

Une heure de causerie intime avec les frères lais de Pevas m’avait suffi pour apprécier convenablement leur mérite. L’humeur enjouée de ces jeunes gens, — le plus âgé avait vingt-sept ans, — leur esprit naturel et la vivacité de leurs saillies eussent déridé le front le plus soucieux. Ils me firent les honneurs du couvent avec une franchise qui me toucha ; leur magasin apostolique regorgeait de salsepareille, d’huile de lamantin, de salaisons, d’étoffes, de haches, de couteaux, de sabres d’abattis, d’articles de quincaillerie et de bimbeloterie destinés aux villages du Haut et du Bas-Amazone avec lesquels ils étaient en relations d’affaires. Dans cette collection d’objets commerciaux, je vis jusqu’à des sarbacanes et des pots de poison destinés à la chasse. La façon dont mes cicéroni m’expliquèrent la nature et la provenance de chaque chose, les bénéfices probables qu’elle offrait à la spéculation et son débouché plus ou moins certain, me donnèrent de leur aptitude, comme négociants, une très-haute idée. En retrouvant chez ces deux religieux la pratique de ses profondes théories, le Père Grandet de Balzac eût senti tressaillir la loupe violacée qu’il avait sur le nez et dans laquelle étaient renfermés son intelligence et son cœur.

Chargés par intérim du gouvernement spirituel et temporel de la Mission dont le titulaire passait sa vie au fond des bois au milieu d’un troupeau d’indiens Yahuas, les frères lais, tyrannisés par les exigences de