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embouchure en deux bras inégaux. Un de ces bras mesure six cent quarante-trois mètres et l’autre cent cinquante-neuf. L’eau du Napo à cet endroit est d’une teinte d’opale verte ou d’absinthe ; son courant paraît assez faible.

Quelques souvenirs historiques se rattachent à cette paisible rivière.

En 1539 l’Espagnol Francisco Orellana la descendit sous le prétexte utilitaire d’explorer la province de la Canelle, mais en réalité pour chercher la région de l’or, représentée à cette époque par la cité de Manoa, l’El-Dorado, le lac de la Parima et les royaumes d’Enim et de Païtiti.

En 1637 le Portugais Pedro Teixeira, chargé de déterminer les possessions Lusitano-Brésiliennes, remonta le cours du Napo, poussa jusqu’à Quito, et en revenant fixa pour limites au Brésil la rive droite de l’Aguarico. Mais les Espagnols, qui de leur côté reculaient les possessions du Pérou jusqu’au lac d’Ega, ne tinrent aucun compte de ces mesures et jetèrent à l’eau les poteaux de démarcation plantés par le lieutenant portugais. En 1744 La Condamine, à son retour de Quito, où le gouvernement français l’avait envoyé en compagnie de Godin et Bouguer pour mesurer quelques degrés du méridien, La Condamine, entré dans l’Amazone par Jaën de Bracamoras, passa devant l’embouchure du Napo, calcula géométriquement sa largeur ou l’évalua à simple vue, et poursuivit son voyage jusqu’au Para où il s’embarqua pour l’Europe.

La relation de ce voyage, qu’il publia deux ans après son arrivée, serait une maigre pâture pour le lecteur de notre époque, devenu difficile en matière de voyages et de voyageurs, par suite des Tours du monde qu’on lui fait faire chaque année, sans l’obliger à quitter son fauteuil. Mais si les renseignements ethnologiques fournis par La Condamine ne furent pas toujours puisés à bonne source, si ses appréciations géographiques sont souvent hasardées, enfin si ses opinions personnelles ont un peu vieilli, le ton de franchise et d’honnêteté qui règne dans son œuvre en rend la lecture attachante. Le tribut de reconnaissance qu’il a payé publiquement aux personnes qui l’hébergèrent, est digne d’un homme de bien. Quel cœur ne serait doucement ému devant l’aimable portrait qu’il a tracé de la famille Davalo dont l’aînée des demoiselles, — chef-d’œuvre de grâce et de modestie, peignait des tableaux de sainteté avec trois couleurs, jouait de la flute traversière et n’aspirait qu’au bonheur de se faire carmélite !

En relisant les pages où La Condamine a mis à nu les sentiments de sa belle âme, nous ne pouvons que nous excuser à l’avance, d’être obligé de relever çà et là les erreurs qu’il a pu commettre dans la relation de son voyage du Pérou au Para. Ceci dit une fois pour toutes, revenons à la rivière Napo dont l’embouchure est là qui bâille devant nous.

Les indigènes, cantonnés sur ses rives, appartiennent à la nation Orejona qui se divise en trois tribus. Les Orejones proprement dits, les Ccotos et les Anguteros. Depuis une quarantaine d’années, les Orejones ont rallié les villages de l’Amazone et en qualité d’indiens mansos ou apprivoisés, portent la chemise et le pantalon en honneur chez les néophytes. Les Ccotos occupent, dans l’intérieur, la rive droite du Napo et les Anguteros habitent les forêts de sa rive gauche. Au dire des riverains de l’Amazone, Ccotos et Anguteros sont voleurs, assassins et anthropophages. Les Ccotos que nous avons vus et sur lesquels nous reviendrons plus tard, nous ont paru fort laids.

Ces deux castes ne hantent guère, durant le jour, les plages du Napo, par frayeur des trafiquants de salsepareille qui remontent ou descendent cette rivière et ne manquent jamais, en les apercevant, de leur envoyer une balle. Mais ils se dédommagent de cette contrainte en y venant la nuit, et malheur à l’imprudent voyageur qu’ils trouvent endormi sous sa moustiquaire ; ils s’en approchent sans bruit, soulèvent les plis de la toile et percent le dormeur de leur lance emmanchée d’un bambou tranchant et effilé, large de six pouces[1]. Le mangent-ils ensuite ? — tout le monde l’assure ; mais nous n’osons pas l’affirmer.

Pour qui les voit seulement en passant, Ccotos et Anguteros se ressemblent si fort qu’il est difficile de ne pas les confondre ; les premiers sont ainsi nommés de l’artifice qu’ils emploient pour attirer le chasseur dans les bois en imitant le cri du Ccoto, ce singe hurleur de l’Ucayali. Nous n’avons rien appris sur le compte des Anguteros.

Tous les Indiens de race Orejona sont de haute stature ; leur taille est bien prise et leur souplesse ajoute un cachet d’élégance à la puissante beauté de leurs formes ; ils ont le visage carré, les yeux un peu obliques, petits et bridés par les coins. Leur nez, large de base, est très-épaté et leur bouche lippue fait littéralement le tour de leur visage ; ils portent la chevelure longue et flottante et passent, dans la cloison de leurs narines, une baguette en bois de palmier de la grosseur d’un tuyau de plume, aux extrémités de laquelle ils suspendent un coquillage… ; le trait distinctif de leur physionomie gît dans leurs oreilles, dont le lobe allongé pend jusqu’à l’épaule et fait l’effet d’un morceau de viande informe. Les Ccotos et les Anguteros percent ce lobe, agrandissent l’ouverture et y enchâssent des rondelles en bois de cécropia d’un volume phénoménal. Les Orejones allongent aussi leurs oreilles, mais se contentent de les porter ballantes et sans aucun ornement, particularité qui sert à les distinguer de leurs congénères.

Remarquons, en passant, que les premiers Incas péruviens, depuis Manco-Capac jusqu’à Mayta-Capac, s’allongèrent ainsi les oreilles, coutume étrange qu’ils tenaient de leurs ancêtres inconnus. À partir de Mayta-Capac, quatrième Inca, cette mode abandonnée par les

  1. Cette arme, dont nous avons sous les yeux un spécimen, est ornée à la base du fer de lance dont le bambou tient lieu, de deux grosses houppes ou pompons en plumes de toucan.