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templé la même rivière alors que, sortant de la sombre crevasse, elle change aussitôt d’allure et circule lentement, calme et désormais sans murmures, à travers les ondulations de plus en plus riches de son bassin, jusque dans le voisinage d’Aurillac.

Il me restait à visiter son berceau, et j’avais arrêté depuis longtemps d’y pénétrer depuis Thiézac.

Tout en arrivant, je m’informai, auprès de l’hôtelier de la Tête-Noire, des voies et moyens de communication, reliant les bassins de la Cère et de la Jordanne par la latitude de Thiézac. Un humph ! de mauvaise augure fut la première réponse de l’aubergiste ; puis nous interrogeant à son tour, il voulut savoir les points que nous désirions atteindre, connaître notre aptitude à gravir et à descendre les rampes escarpées, à supporter le froid du matin sur les sommets, la réfraction du soleil dans les précipices, et la faim et la soif dans tous les cas. Ayant posé ses questions et écouté nos réponses avec l’impassibilité d’un juge d’instruction, il ajouta du même ton magistral : — « Partez d’ici demain à l’aube ; prenez à droite, le long du ruisseau qui débouche au-dessous de notre église, et avec un bon guide qui ne se trompe ni de sentier, ni de direction, vous gravirez à travers les burons de Thiézac les pentes du puy de la Poche. Vous serez sur son sommet (1580 mètres), au lever du soleil : arrêtez-vous là, un instant, et regardez autour de vous ; le panorama que vous dominerez alors en vaut la peine. Vous aurez à contourner ensuite le puy de Bellecombe pour atteindre les sources du ruisseau de l’Armandie ; c’est la portion la plus difficile du trajet ; c’est la ligne de faîte entre la Jordanne et la Cère ; il s’y trouve plus de rochers que de gazon, plus de ravins et d’escarpements que de pentes douces, plus de zigzags et de détours forcés que de lignes droites à suivre. On n’y voit guère de burons ; mais enfin les troupeaux y passent parfois, et là où une vache se promène, un Parisien peut bien passer. Bref, à moins d’accidents, vous pourrez déjeuner à Mandailles, parcourir un peu le haut de la vallée, puis revenant par les puys Griounaux et Griou, retomber sur la grande route près de Saint-Jacques des Blats, où j’enverrai votre voiture vous attendre ; vous serez de retour ici pour dîner. »

Ainsi fut dit, ainsi fut fait. — Réveillés à temps par un guide laissé au choix de notre hôte, nous partîmes fort mal éclairés par l’aube et par la lune, qui se faisant vis-à-vis des bords opposés de l’horizon, ne baignaient de leurs lueurs combinées et douteuses que les crêtes élevées de la montagne, et laissaient dans les ténèbres le vallon profondément encaissé que nous dûmes suivre au début. Néanmoins la fraîcheur pénétrante de l’atmosphère activait notre marche, et nos pas s’emboîtaient sans trop de peine dans ceux de notre guide, dont l’allure indiquait un homme familier, de jour comme de nuit, avec le terrain. Il allait, il allait, grimpant, descendant, tournant ou franchissant les obstacles, sans la moindre hésitation et sans cesser de fredonner entre ses dents quelque air favori, comme s’il avait eu des poumons de rechange. Il ne modifiait un peu sa marche et sa voix que lorsque un buron apparaissait à quelque distance sur une croupe mieux éclairée que notre sentier, ou qu’un tintement de clochette lui annonçait le réveil d’un troupeau dans quelque fumade voisine[1].

  1. En Auvergne, on appelle prés et prairies les pâturages des coteaux et des vallées ; les herbages des montagnes reçoivent exclusivement le nom de pacages. Les prairies des vallées sont fauchées deux fois ; les prés situés sur les coteaux (prés de levade) ne le sont qu’une, mais leur foin est plus substantiel. Les prés et prairies fournissent le fourrage d’hiver, et c’est dans les montagnes qu’on envoie paître, en été, les vaches qui produisent le fromage si renommé du Cantal.

    On sera peut-être curieux de connaître quelques détails à ce sujet, qui a un côté pittoresque:les voici.

    Dès le mois de mai, les vaches, averties par leur instinct, commencent à s’agiter dans l’étable, tendent leur cou vers les meurtrières étroites qu’illuminent les rayons du soleil, et témoignent leur impatience par des mugissements. On dirait que la senteur des herbes nouvelles vient jusqu’à elles, et que la pensée du gazon frais qui les attend les dégoûte de leur nourriture habituelle qu’elles refusent en effet. C’est le signal du départ. Au jour fixé, le curé vient les bénir, les portes s’ouvrent, et les voilà qui partent sous la conduite d’un vacher, d’un boutilier et de quelques chiens. Si vous voyiez qu’elles sont heureuses, comme elles marchent avec courage, comme les anciennes agitent les clochettes retentissantes qu’elles portent suspendues au cou ! Bien que le chemin soit long, toutes se le rappellent; bien que les montagnes où elles se rendent ne soient fermées par aucune clôture, les vaches de chaque domaine reconnaissent les lieux où elles ont l’habitude de paître, prennent possession en arrivant, et ne s’en éloignent plus.

    La montagne est divisée en deux parties:la fumade et les aigades. On appelle fumade la portion engraissée par les vaches qui y passant la nuit ; le reste du pâturage constitue l’aigade.

    Au milieu de la montagne, sur le point le plus élevé, se trouve le buron, ou masut. C’est une petite cabane recouverte en chaume, ombragée par un bouquet de grands arbres; et entourée d’un carreau de jardin. Autant c’est quelquefois charmant au dehors, autant cette habitation est toujours affreuse en dedans. Le buron a deux compartiments:la pièce qui est à fleur de terre, où s’exécutent les travaux, où sont placés tous les ustensiles nécessaires à la fromagerie, et où couchent le vacher et son aide ; au-dessous, la cave qui contient les fromages fabriqués. Non loin du buron, s’élève le védélat, destiné aux veaux; à côté, est la loge à cochons.

    On trait les vaches deux fois par jour : le matin et le soir. Les vaches elles-mêmes, incommodées par le poids du lait, s’approchent et attendent. Le buronnier les appelle par leur nom, chacune à leur tour, laisse un instant têter le veau, puis attache celui-ci à l’une des jambes de devant de la mère, à qui il donne une poignée de sel, et la vache, immobile et ruminante, se laisse traire sans difficulté.

    Le lait est reçu dans un sillon (guerlou) ; le sillon, plein, se verse dans un grand vase de sapin nommé gerle. Après que la traite générale est terminée, le vacher caille le lait au moyen d’une certaine quantité de présure, brise ensuite ce caillé, sépare le petit-lait avec un instrument en bois auquel il imprime un mouvement de rotation doux et uniforme, pétrit la tome, lui donne le temps de fermenter, la sale, et, la forme du fromage donnée, la met sous presse. Au bout de quelques jours, la pièce de fromage, suffisamment compacte, est sortie du pressoir et transportée dans le petit caveau dont nous avons parlé, qui se trouve sous le buron.

    Chaque vache donne, en moyenne, un quintal métrique de fromage (100 kil.), ce qui correspond à 900 litres de lait, et vaut de 40 à 45 francs. — Une fourme, ou pièce isolée, pèse de 30 à 40 kilogrammes. Le produit total, en fromages, d’une montagne, est désigné sous le nom d’estivade. Chaque estivade est vendue ordinairement en bloc à un marchand spécial, qui l’écoule sur tous les points de la France, mais notamment dans les départements méridionaux.

    Certains essais pour obtenir dans nos fromageries une qualité supérieure, dite de Hollande, ont réussi, et se continuent.

    On appelle tête d’herbage le parcours nécessaire à la nourriture d’une vache, un hectare environ.

    Toute montagne contient ordinairement un réservoir, où quotidiennement, à la même heure, la vacherie va se désaltérer. Quand le soir vient, le vacher et son boutilier composent, avec des claires-voies, une grande enceinte carrée destinée à servir de parc au troupeau pendant la nuit. On a soin de changer ce parc