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de la plume ou du chiffre, de la bourse ou du rêve, par les dépenses extravagantes de madame son épouse et de mesdemoiselles ses filles, je lui conseillerais discrètement de profiter du voisinage pour essayer avec ces douces et intéressantes créatures, d’une excursion à Notre-Dame de Pailherols, chapelle située sur les bords du Goul, à six kilomètres au plus au sud-est de Vic.

« Fondée en l’an de grâce 1527, » dit un vieil auteur, « il s’était écoulé bien du temps depuis lors et le meilleur y manquait, qui est le pourtraict de celle à laquelle on l’avait dédiée ; d’où un marchand de ce lieu, qui faisait un grand trafic du côté de Figeac, prit occasion d’en acheter un de plâtre de la hauteur d’une coudée, tenant son petit poupon sur les genoux, qu’il fit bénir au révérend évêque de Cahors, et le porta à Pailherols sur son cheval qui était aveugle. Étant arrivé, il s’arrêta contre la chapelle, sous un grand frêne creux et n’en voulut point partir qu’on ne l’eût déchargé de ce saint dépôt, qu’on déposa dans le frêne comme dans une niche, et à l’instant, Dieu, pour récompenser le maître, rendit la vue au cheval. Cette image demeura dans ce vieux arbre jusqu’à ce que la chapelle fut parvenue à sa perfection, où quelques signes des merveilles que Dieu y voulait faire à l’avenir, en l’honneur de sa sainte Mère, commencèrent à paraître ; et ce fut dès lors un miracle qui a duré jusqu’à nous, que cette sainte image n’a jamais pu souffrir la peinture qu’on a plusieurs fois voulu lui appliquer, signifiant par là que celle qu’elle représente a tiré tout son lustre de son bel intérieur et de la plénitude des grâces qu’elle a reçues de Dieu et non de l’artifice des hommes… »

Et voilà pourquoi de tous les pèlerinages auxquels un excellent époux, un bon père de famille peut convier les chers et fragiles petits êtres, sanglés, pomponnés, empanachés, dorés et vernis qui font chaque jour son supplice, je crois qu’il n’en est pas de plus opportun et de plus salutaire que celui de Notre-Dame de Pailherols.

À deux kilomètres en amont de Vic, le bassin de la Cère se rétrécit ; une traînée de basalte le coupe d’un bord à l’autre, reste d’une ancienne chaussée naturelle qui contenait un lac alpestre dans la partie supérieure de la vallée et qui l’y maintiendrait encore, si une convulsion soudaine du sol, ou l’action lente des eaux (qui pourrait opter hardiment entre ces deux hypothèses) n’avait fendu la coulée volcanique, et entr’ouvert dans sa masse compacte une étroite écluse de plus de cent vingt mètres de profondeur.

On m’avait souvent parlé du Pas de la Cère ; c’est le nom de ce phénomène naturel ; j’en avais lu de nombreuses descriptions, mais ni livres ni discours ne m’en avaient donné une suffisante idée. Lorsque nous l’aperçûmes au fond du vallon, qu’un angle saillant de la route nous permettait d’embrasser tout entier d’un regard, un double cri d’admiration s’échappa de mes lèvres et de celles de mon fils : les hautes et blanches parois de cette autre brèche de Rolland, encadrées et enguirlandées de verdure, nous apparaissaient comme les pylones d’un temple colossal que la main des siècles aurait recouvert et environné d’une exubérante végétation.

« Il nous faut dessiner cette merveille, me dit Henri ; je ne l’ai vue nulle part reproduite par le burin et le crayon, et la photographie n’a pas encore passé par ici. Allons ! » Il avait sauté à terre avant que j’eusse ordonné à notre voiturin de s’arrêter et de nous attendre, et cherchait des yeux un sentier se dirigeant vers le point qu’il voulait atteindre. À défaut de chemin tracé, nous prîmes à travers une prairie fauchée de la veille et qu’un taillis d’aulnes et de hêtres entourait de lignes flexueuses qu’envierait en vain le plus beau parc des environs de Paris. À cette clairière au tapis moelleux et élastique succéda une zone de bois, épais, enchevêtré, dont le sol fortement incliné, dur et glissant, formait la berge même de la Cère en amont de la grande crevasse. Pour atteindre celle-ci, point d’autre chemin que ce talus peu fait pour les pieds et la chaussure d’un Parisien, puis le lit même de la rivière, encombré en cet endroit d’une avalanche de rochers énormes, que sans doute l’ancien lac des montagnes y a amoncelés au moment de sa débâcle, et sur lequel la Cère mugissante se précipite en cataracte aux jours des grandes eaux. Heureusement pour nous, grâce à la sécheresse générale de l’année, elle glissait et bruissait doucement en petits filets entre les angles des blocs entassés. Je parvins donc à les franchir en m’aidant autant des mains que des pieds et guidé par les cris d’appel et de triomphe de mon fils, qui emporté par un enthousiasme bien naturel à son âge, m’avait distancé de bien loin.

Lorsqu’enfin émergeant du sein de ce chaos, je pénétrai dans l’atmosphère calme et solennelle de la grande fissure, je retrouvai Henri déjà installé en face d’elle sur un bloc de rocher et occupé à en esquisser sur son album l’ensemble imposant et les principaux détails. La planche de la page 93, résultat de ses efforts, sera peut-être le souvenir le plus durable que nous ayons rapporté de l’Auvergne.

Si, grâce au savant crayon de notre ami Lancelot et à l’habile burin de M. Laly, nous avons pu offrir au public une représentation assez fidèle d’un des traits les plus caractéristiques de la Haute-Auvergne, je dois avouer qu’il y a dans le Pas de la Cère des détails que ni burin, ni crayon ne peuvent rendre, et que le pinceau de Claude Lorain lui-même serait impuissant à reproduire. C’est l’infinie variété des nuances dans la couleur, des teintes et des tons dans l’ombre et la lumière ; c’est le rapide mélange ou la succession instantanée de tout cela sur les fauves parois des rochers, sur le cristal des eaux, sur le feuillage des bois, à mesure qu’un nuage passe, qu’un souffle d’air descend du haut des monts et que le soleil monte ou s’incline sur l’horizon ; ce sont surtout, pour l’œil projeté sur les profondeurs caverneuses de la Cère, en amont de la grande crevasse, les jeux capricieux de la lumière, tamisée à travers la voûte forestière de la ravine et tombant en poussière irisée, ou en couche vermeille, sur les blocs moussus de la cataracte et sur l’écume scintillante des eaux.