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de basse justice, de fourches et d’échelles, s’estimeront trop heureux s’ils peuvent sauver leur col de la hart. Quant aux maltotiers et maîtres d’hôtels, ils verront pareillement leurs priviléges tomber avec les droits d’aubaine, de régale et d’hébergement. De même les gens de métiers et de corporations verront disparaître leurs jurandes et maîtrises, et il n’y aura plus de statuts pour aucun. Que dirai-je du roi, notre sire ? Sa couronne tombera, sera mise en lambeaux, et un jour adviendra où sera réalisée cette parole de l’Écriture : Les premiers seront les derniers ! »

L’histoire a-t-elle eu souvent à enregistrer une prophétie aussi précise que celle-ci et aussi bien réalisée à sa lointaine échéance ? Quand on songe que ces Paroles d’un Croyant du quatorzième siècle, ont été formulées au lendemain du meurtre d’Étienne Marcel, alors que les premiers fauteurs d’un gouvernement libre en France, tombaient sous la hache de la réaction monarchique et que les chevaux des nobles hommes d’armes piétinaient, jusqu’au ventre, dans le sang de Jacques Bonhomme, on se sent pris d’admiration pour une foi aussi indomptable dans la justice de Dieu et pour la prescience qui en indique, de si loin, l’heure imprescriptible.

Ce n’est pas qu’au fond de sa prison, le pauvre frère Jean n’eût aussi ses moments de doute et de découragement, surtout quand un rayon de soleil, un soupir de la brise à travers ses barreaux, un coin du ciel bleu, furtivement entrevu, ramenaient sa pensée aux libres et chers horizons de la Cère et de la Jordanne. On a conservé de lui des invocations touchantes, aux nuages passagers, aux vents d’automne, aux murmures lointains qui pénétraient du dehors dans son isolement. « Que ne puis-je flotter comme vous dans l’espace ! » disait-il aux premiers ; « Emportez-moi dans vos rafales ? » criait-il aux seconds ; mais les troisièmes le ramenaient à la réalité, et il soupirait : « Vous êtes les rumeurs et les voix de la vie ; mais vous ne contenez aucun message pour moi. Qui, dans le monde, pense encore à un pauvre être souffrant et persécuté pour la justice, hors toi, mon père qui es aux cieux ? »


Les champs catalauniques de l’Auvergne. (voy. p. 87) — Dessin de Jules Laurens.

Brisé par la nostalgie, si funeste surtout aux montagnards, vieux avant le temps et pressentant sa dernière heure, Roquetaillade implora en vain de ses persécuteurs la faveur d’aller mourir dans sa vallée natale. Tout ce qu’il put obtenir fut d’échanger l’étroit emprisonnement qu’il subissait à Avignon contre la réclusion dans un couvent de Villefranche près de Lyon.

C’est là, qu’à peine âgé de cinquante ans, il exhala sa dernière pensée et son âme, — comme il l’avait prédit longtemps l’avance, — au coup de minuit, dans un beau clair de lune. À la même époque son homonyme, Jean, roi de France, Jean de Poitiers et de Brétigny, mourait à Londres, d’indigestion, après « de grandes réjouissances et récréations, » dit l’historien du temps, « en dîners, en soupers et en autres manières[1]. »

Tout en réfléchissant à la douloureuse destinée de ce moine, prophète et martyr des idées de la France nouvelle et dont l’histoire écrite de notre patrie n’a pas encore honoré la mémoire de la plus simple mention, nous avions dépassé le bourg de Polminhac, dominé au nord par les ruines du château de Pestel ; nous avions vu s’allonger sur notre droite la double guirlande de métairies, d’usines, de villas, qui remonte la Cère, en témoignant de la population agglomérée et de la richesse de ses rives, pendant que sur notre gauche nous pouvions mesurer le profil escarpé des crêtes de basalte qui donnent à ce côté de la vallée et surtout aux environs de Vic-les-Bains un cachet tout particulier.

Vic-les-Bains ou Vic-en-Carladez est une curieuse petite ville de deux mille âmes, divisée en deux parties, qui répondent à deux époques de fondations différentes : la ville haute échafaude ses constructions moyen âge, qui rappellent les habitations de Salers, le long de l’étroit et profond ravin de l’Iradiot, torrent enfoncé dans les montagnes qui séparent la Jordanne de la Cère. La ville basse, ou neuve, espace largement sur les bords de la route d’Aurillac et le long des allées qui con-

  1. Froissart, liv. I, part. II, ch. 140.