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d’Yolet, qui le vit naître, sans évoquer un instant cette étrange et sympathique figure.

Il me semble le voir, jeune clerc échappé aux écoles d’Aurillac, aspirant à pleins poumons l’atmosphère de ses montagnes natales et courant, tête rasée, pieds nus et les reins ceints de la bure des Cordeliers, des prairies aux hautes cimes, des bords gazouillant de la rivière au fond des grands bois silencieux ; s’arrêtant plus volontiers parmi les pâtres de la Cère et les orpailleurs de la Jordanne, pour leur parler de leurs industries et des secrets qui pouvaient les améliorer, que dans les manoirs et les moutiers, où cependant sa faconde et son savoir en toutes choses le rendaient toujours le bien-venu. Mais dès lors, mendiant et priant, rigidement austère pour lui-même et pour les puissants du siècle, il ne s’amollissait que pour le peuple, qui se prit à le regarder comme la personnification incarnée de ses désirs et de ses souffrances…, et Dieu sait quelles étaient celles-ci, alors que régnaient Philippe et Jean de Valois, — au lendemain de Crécy et à la veille de Poitiers !… Dès lors aussi il devint impossible au disciple de saint François de s’abstraire dans l’étude et la contemplation. En vain demandait-il à l’alchimie et à la poursuite du grand arcane (cette faiblesse de tous les sublimes rêveurs du moyen âge) les moyens non de s’enrichir, mais de s’élever plus haut, toujours plus haut en vertu et en savoir ; en vain, plongeant dans l’infini de la création, espérait-il puiser le calme et le repos dans une communion intime avec la nature, prêtant l’oreille aux harmonies les plus vagues de la nuit, recueillant la rosée sur les herbes endormies, appelant les fleurs ses amies, — les oiseaux du ciel ses frères, — les étoiles ses confidentes, et demandant aux hirondelles émigrant en automne : « Ô mes sœurs, où allez vous ? » Les clameurs lointaines et continues d’une époque de violences et de misères le ramenaient forcément aux réalités de la vie pratique, et le rejetaient haletant, aigri et indigné dans la cellule de son couvent. Là, il s’élevait en plaintes véhémentes contre l’orgueilleuse impéritie des princes de la terre, contre les richesses et les scandales du haut clergé, la tyrannie et la corruption de l’aristocratie féodale, et ces griefs il les répandait du haut de la chaire dans un public avide, et les propageait au loin par ses écrits. À ceux qui lui conseillaient la prudence, il répondait : « J’ai mon siècle à punir et l’humanité à venger. »

Puis après une série de prédictions menaçantes, presque toujours réalisées par l’inepte perversité de ses adversaires, l’audacieux réformateur lança dans le public, sous le titre de Vade mecum in tribulatione[1], un pamphlet qui lui valut une détention perpétuelle dans les prisons d’Avignon où trônait alors la papauté.

Il s’y trouvait à l’époque où l’historien Froissart visita cette résidence.

« … En ce temps, dit l’insouciant chroniqueur, y avait, en la cité d’Avignon, un frère mineur, plein de grande clergie et de grand entendement, lequel s’appelait frère Jean de la Roquetaillade, et que le pape Innocent VI faisait tenir en prison au chatel de Bagnoles, pour les grandes merveilles qu’il disait, et devaient avenir mêmement et principalement sur les prélats et princes de la sainte Église, pour les superfluités et le grand orgueil qu’ils démènent, et aussi sur le royaume de France et sur les grands de la chrétienté pour les oppressions qu’ils font sur le commun peuple. Et voulait, ledit frère Jean, toutes ses paroles prouver par l’Apocalypse, desquelles moult en disait qui fortes estaient à croire. Les preuves véritables dont il s’armait, le sauvèrent de non être ars plusieurs fois, et aussi y avait aulcuns cardinaux qui en avaient pitié, et ne le grevaient pas plus que ils pouvaient…, et si le laissèrent vivre tant qu’il put durer. »

Voici, traduites fidèlement du latin du moine d’Yolet, quelques-unes de ces paroles, si mal sonnantes aux oreilles de la société officielle du quatorzième siècle :

« Aulcuns me disent : « Pourquoi vous limiter à un lustre ou deux, au lieu de pénétrer au delà pour nous faire connaître ce qui doit advenir longtemps après que nous serons trépassés et raidis… » — D’autres m’accusent de peu de sapience, parce que j’hésite à m’enfoncer plus avant dans les choses futures. — Si je ne le fais, pauvres imprudents qui me blâmez, c’est à la seule fin de ne pas troubler la faiblesse de votre entendement, car vous pensez que ce qui est présentement, éternellement sera. Les moines s’imaginent qu’ils prélèveront toujours la dîme sur les vilains, gent taillable et corvéable à merci. Les baillis et les viguiers croyent qu’ils s’engraisseront toujours aux dépens des pauvres plaideurs. Les bannerets et châtelains sont convaincus qu’ils jouiront à tout jamais des droits d’ost, de ban, champart, mainmorte, quint et requint, lods et censives, forage et pulvérage, et autres que je ne saurais énumérer. Les gens d’armes, routiers, soudarts et malandrins pensent qu’ils pourront toujours vivre sur le commun et manger les bonnes oies du manant. Mais si, non content de me tenir clos et emprisonné autour de l’an mil quatre centième, j’abordais les siècles plus éloignés, vous seriez tous esbahis et tremblants. Vous verriez la forme et la substance de toutes choses complétement changées ; non point en ce qu’on n’aura plus ni jacquettes, ni hennins, ni sambucques pontificales ; non point en ce qu’on ne mangera plus de paons farcis, de héroneaux à la sauce et des poires à l’hypocras ; mais changées de telle sorte que rien n’en restera. Les belles abbayes qui nourrissent l’orgueil de tant de religieux seront détruites ou habitées par les vilains, et les beaux ordres de la chrétienté finiront misérablement. Les seigneurs qui possèdent aujourd’hui les droits de haute et

  1. Viens avec moi dans l’affliction. Cet opuscule, cité par Moréri et Bayle, avec un étonnement naturellement moins grand que le nôtre, a été un des premiers produits du moyen âge que l’imprimerie, à ses débuts, ait sauvé de l’oubli. Il en existe plusieurs éditions ; celle que j’ai consultée est de 1701. La notice la plus complète dont la Roquetaillade ait encore été l’objet, est celle que M. Durif d’Aurillac lui a consacrée dans le Dictionnaire statistique du Cantal, vol, V, article Yolet. C’est un vrai mémoire d’érudit, une œuvre pleine de recherches consciencieuses et de faits curieux et je ne puis qu’y renvoyer le lecteur.