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de Vinci a renfermé sa Joconde. L’un et l’autre tableau sont des chefs-d’œuvre du génie de l’homme, mais on ne peut les comparer ; il en est de même de la Limagne et de la vallée de la Cère, — deux chefs-d’œuvre de Dieu.

Je les ai vues l’une et l’autre, à bien peu de jours d’intervalle, par le même beau temps et la même atmosphère sans nuages, et j’ai senti en quoi elles diffèrent. Dans les grands horizons, les larges plaines, les riches cultures de la première, la vie bouillonne à flots pressés, et se produit en manifestations multiples et puissantes, comme dans le tableau du Véronèse ; dans le cadre étroit de la seconde, elle ondule pour ainsi dire en vagues contenues et limpides, et se borne à sourire ; mais de ce sourire fascinateur, éternel, inénarrable que le grand Léonard a fait rayonner dans les yeux et sur les lèvres de sa mystérieuse Madone.

Pendant une existence plus chargée d’agitations que de jours, j’ai traversé, étudié bien des contrées renommées pour leur beauté ; en bien ! s’il m’était donné de choisir la dernière station de mon pèlerinage, c’est ici, sur les bords de la Cère, que je voudrais m’arrêter pour attendre l’heure du grand sommeil.


Intérieur d’un Buron et fabrication du fromage (territoire de Salers). — Dessin de Jules Laurens.

Il semble que nulle part la mort ne peut sceller des paupières fatiguées et figer le sang dans un cœur désenchanté, plus doucement qu’au fond de ce long couloir excavé en berceau, dont les profondes concavités et l’exubérante végétation mettent une sourdine, pour ainsi dire, à toutes les voix de la création ; à celles qui roulent et grondent avec les vents sous les sapins des hautes cimes, ou qui tonnent, de roc en roc, avec les cascades dans l’ombre des ravins, comme à celles qui chantent, soupirent ou bourdonnent autour des habitations de l’homme, sous les ombrages soleillés des vergers et dans les grandes herbes des prairies !

Il semble aussi que nulle part Alceste

…Cherchant sur cette terre un endroit écarté,
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté,

ne le trouverait mieux que dans les replis de cette ombreuse vallée où devraient difficilement pénétrer les bruits du dehors et les clameurs du siècle.

Erreur et illusion ! S’il y a, sur la surface de notre planète, un grain de sable qui ne soit pas imprégné du sang et des larmes de l’homme, un écho qui n’ait pas retenti de ses gémissements, ne les cherchez pas dans ce poétique milieu que parcourt et féconde la Cère.

Sans remonter plus haut que les premiers siècles de notre histoire, Gallo-Romains et Visigoths, Francs et Sarrasins, Normands et Hongrois, pirates et bandits, venus de tous les points de l’horizon, s’y sont heurtés et entre-égorgés. Puis est venue la féodalité, installant sur tous les promontoires de la vallée ses aires de vau-