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ses riverains. Un changement à vue ne peut être ni plus rapide ni plus complet sur un théâtre ; au lieu de bondir lourdement sur des blocs rugueux de basalte nu, les roues de notre voiture s’enfoncent profondément dans un humus épais, vrai terreau de jardin ; à la place de la brise glacée, des rafales bruyantes et du jour cru des hauts plateaux, une atmosphère calme, silencieuse et tiède nous environne. Nous aspirons à pleins poumons ses effluves, chargées d’aromes résineux, et nos yeux fatigués plongent avec ivresse dans ses ondes vaporeuses, où les rayons solaires et les couleurs du prisme ne peuvent pénétrer que tamisés pour ainsi dire par les voûtes superposées de plusieurs générations de sapins. Aucun souvenir du passé, me reportant vers la grande Chartreuse, dans les gorges des Vosges ou sur ces gradins du Jura ; aucune image plus récente, puisée dans les sapinières du Mont-Dore, n’égale dans ma mémoire l’impression qu’y a laissée la forêt du Falgoux.

Elle doit, incontestablement, ce caractère à la richesse incomparable d’un sol, où, depuis l’aube de la période actuelle de la création, s’accumule, se décompose et renaît la végétation forestière et où la main de l’homme n’a jamais rien semé. Les hêtres, jusqu’à douze cents mètres d’altitude absolue, les sapins jusqu’à quinze cents y puisent une vigueur incroyable, sans nuire au sous-bois, qui ne croît guère ailleurs sous l’ombre de ces grandes essences, et qui déploie ici une exubérance égale à celle de la futaie. Tandis que les géants de celle-ci, deux et trois fois séculaires, étalent leurs robustes ramures à trente et quarante mètres au-dessus d’épais fourrés, où dominent le coudrier, le framboisier, l’alisier des oiseaux et le sureau à grappes rouges, d’autres fûts plus anciens, morts depuis longtemps, déjà pénétrés à leur base par les germes des générations futures, se tiennent encore debout, au milieu d’inextricables fouillis de viornes, de vignes vierges, de mousses pendantes, de clématites et de lierres énormes, qui font de ces cadavres desséchés des colonnes de verdure et de fleurs.

Ainsi, sur neuf kilomètres au moins de longueur, depuis l’entrée du chemin de Salers jusqu’à la base du Puy Mary, la plus belle des sommités du Cantal, se déroulent les merveilles de la forêt du Falgoux. Au centre de cette immense zone boisée, il est un point, une sorte d’observatoire, d’où l’on peut l’embrasser tout entière. C’est le roc du Merle, énorme tour naturelle, aux assises de basalte tabulaire, ou prismatique, et plongeant ses fondations de lave dans un conglomérat trachytique. C’était le but principal de notre première excursion dans le bassin du Mars. C’est encore vers lui que je dirigerai mes pas de préférence, s’il m’est jamais donné de revoir le Cantal.

Jamais je ne me lasserai de contempler, tout à l’arrière plan du tableau, les pentes pyramidales du Puy Mary, teintées de brun-violet par la distance, et sous nos pieds les cimes pressées des hauts sapins formant une couche d’un vert noirâtre, comme l’Océan contemplé du haut des falaises de l’Armorique, — et vis-à-vis, le constraste offert par le côté droit de la vallée, presque dépourvu de végétation, raviné, bouleversé par les éboulements, mais beau partout de la hardiesse de ses escarpements et de la vivacité des tons de leurs roches mises à nu ; puis le long du thalweg même de la rivière, les nuances plus douces des prairies, des vergers, et le scintillement des eaux et des cascades. L’artiste qui a passé une heure en contemplation sur le roc du Merle, peut, sans aller plus loin, se faire une image assez fidèle des scènes majestueuses des grandes chaînes des montagnes.

En amont du roc du Merle une crête étroite sépare la vallée du Mars d’un amphithéâtre de pâturages, où mille ruisselets, disposés en éventails, forment les sources de la Maronne ; un sentier suit cette crête, et contournant les parois abruptes du Roc des Ombres, franchit le col qui rattache au groupe Cantalien le massif du Puy Violent, véritable presqu’île volcanique, circonscrite entre les bras de la Maronne au nord et de la rivière d’Aspre au midi. Ce dernier cours d’eau, issu des flancs du Puy d’Orcet et des contre-forts du Puy de Chavaroche arrose à sa naissance une forêt non moins sauvage, non moins infréquentée que celle du Falgoux, mais cependant d’un caractère différent. Sa circonférence seule est uniformément boisée ; le centre, incliné au couchant, est semé de blocs basaltiques roulés des hauteurs environnantes, de dykes qui ont jailli à pic du sol déchiré, d’abîmes entr’ouverts sous des rocs surplombant, ou sous d’épais massifs de végétation. « Telle est la forêt du Bois-Noir, » dit M. Durif, « attendant depuis cinq cents ans un chemin ou un peintre, c’est-à-dire quelqu’un qui l’exploite ou qui l’illustre. »

Je m’associe volontiers à une partie des vœux cachés dans cette phrase, mais je suis trop ennemi du bruit de la hache dans les bois pour ne pas répudier l’autre. J’appelle l’artiste et repousse impitoyablement l’exploiteur. Au-dessous du Bois-Noir, non loin de sa lisière, le village de la Bastide offre à l’étude deux phénomènes intéressants à divers titres : une fontaine intermittente donnant des eaux minérales, plus puissantes que connues et fréquentées, et dans une grotte tapissée d’efforescences de sulfate ferrugineux, deux troncs d’arbres fossilisés, debout et témoignant par leur essence qui est incontestablement celle du sapin moderne, qu’à l’époque du courant de lave qui les empâta, la végétation de ces régions ne différait pas de celle d’aujourd’hui.

La rivière d’Aspe au sud, la Siorme au couchant, au nord la vallée du Falgoux et le plateau d’Anglards circonscrivent dans une sorte d’ovale la région des pâturages savoureux où la race bovine du Cantal acquiert son type le plus parfait. Au delà comme au deçà de cet espace étroit, dans les cantons de Riom-ez-Montagnes, de Murat, de Pierrefont, d’Aurillac et de Saint-Cernin, ce type, il est vrai, se maintient encore et prospère, mais c’est aux riches prairies du canton de Salers, aux sucs nourriciers de ses hauts pacages qu’il doit sa célébrité et son nom. C’est là la raison de l’existence et de la prospérité de cette étrange mais bonne petite ville vers laquelle ma pensée se reporte toujours avec plaisir.