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les chevauchées journalières auxquelles l’oblige la surveillance de ses pâturages éloignés et de ses immenses troupeaux. À l’imitation sans doute aussi de quelque contemporain de Michel de l’Hospital, peut-être bien de ce président de Vernyes, qui fut ami et conseiller du Béarnais, M. de T. entretient soigneusement une magnifique barbe, égalant en volume et en blancheur celle qu’Ary Scheffer a donnée à son célèbre Larmoyeur ; seule analogie, du reste, qu’on puisse constater entre notre hôte et ce mélancolique personnage. Franc campagnard par le genre de vie et le milieu où il est renfermé, M. de T. serait en tout lieu, par l’éducation, l’instruction, l’aménité et les habitudes hospitalières, le type du parfait gentleman. C’est à son accueil bienveillant, à sa complaisance empressée, que je dois d’avoir pu visiter utilement le nord du Cantal, et d’y avoir glané en quelques jours plus fructueusement que je ne l’aurais fait sans lui en plusieurs semaines.

Quelques instants devant s’écouler encore avant le dîner, il me proposa, tout d’abord, d’en profiter pour compléter l’exploration que j’avais ébauchée de Salers. « Si humble qu’elle soit aujourd’hui, me dit-il, notre ville offre encore un type assez original des cités du moyen âge, et, quoique bien déchue de la force et de l’énergie dont elle fit preuve au quatorzième siècle contre les Anglais et les routiers, puis encore plus tard contre les protestants et les ligueurs, — ce qui lui valut le nom de ville pucelle, — elle conserve encore, sous les rides de l’âge, la dignité de ses souvenirs. »

Après nous avoir introduits dans plusieurs maisons dont les appartements voûtés sont ornés de nervures et de fleurons à épanouir le cœur d’un antiquaire, il nous conduisit dans le quartier de Barrouze, au midi de la ville. C’est une rue moins étroite, plus rectiligne que les autres, plantée récemment de quelques arbres dans sa partie la plus large et bordée de constructions plus ruinées qu’ailleurs ; les unes gothiques, à portes et fenêtres ogivales, les autres romanes, ayant des ouvertures en arc surbaissé avec moulures et colonnettes ; le tout aboutit à une terrasse dressée à pic sur les plaines voisines. Un épais mur d’appui l’isole du précipice, une ou deux douzaines de tilleuls plantés en quinconce l’ombragent : c’est la promenade de Salers.

Le paysage qu’elle domine est d’une incomparable beauté. Directement au-dessous s’allonge le bassin de la Maronne, excavé en berceau verdoyant, diapré de prairies, de vergers, d’eaux vives et de hameaux. Un peu à gauche s’échelonnent, jusqu’à quinze cent quatre vingt-quatorze mètres de hauteur absolue, les croupes arrondies du Puy Violent, couvertes de pâturages et tachetées de burons et de troupeaux, tandis que, directement en face, s’ouvrent, comme des avenues conduisant au cœur même des montagnes, le double vallon de Malrieu et de Vielmur, toujours retentissant du bruit des cascades, et la romantique vallée de l’Aspre où la bourgade de Fontanges, une des plus belles du haut pays, étale de loin, aux regards enchantés, ses promenades, son église, ses riantes habitations et, sur un gros rocher envahi par le lierre et la mousse, les ruines de son château historique.

Pendant que je contemplais ce grand tableau, dans une admiration muette et comme respectueuse, j’entendis notre hôte demander en souriant à mon fils si Paris possédait une promenade aussi belle que celle-ci. Je ne sais ce qu’allait répondre le jeune homme, mais instantanément je m’écriai : « Non ! »

En ce moment le soleil, touchant aux bornes du couchant, projetait d’obliques rayons sur le paysage, glaçait de tons vermeils les pentes inclinées vers lui, et allongeait progressivement les ombres des revers opposés ; une brise molle s’élevait du fond de la vallée et venait à nous, imprégnée des senteurs vivifiantes des moissons encore en gerbes et de la fraîche fenaison. Elle apportait aussi les vagues murmures qui montent le soir de la terre au ciel, et parmi lesquels l’oreille humaine chercherait en vain à discerner les notes particulières fournies par les clochers rustiques, les foyers de l’homme, les parcs à troupeaux, les ravines rocheuses, lavées par les torrents, et par les profondeurs mystérieuses des grands bois où brame le chevreuil, où l’aigle se repose. Autour de nous aucun ton faux ne grinçait, aucun trait discord ne grimaçait dans cet ensemble harmonieux, et moi, venant à lui comparer le spectacle écœurant que donnent à la même heure, sur les luxueuses promenades des grandes métropoles, la nullité en échasses, et la vanité creuse (pour ne parler ni du vice ni de la honte), je répétai du fond de mon âme : « Non, Monsieur ! Paris, malgré ses bois, ses lacs, ses hippodromes de Vincennes et de Boulogne, peut envier votre terrasse froide et nue, et votre quinconce solitaire. »

Après le dîner, auquel notre hôte s’excusa d’apporter moins d’appétit que nous, par le motif que tout le long du jour il avait présidé le club agricole de Salers, réuni en séance extraordinaire à l’Hôtel des Étrangers, pour y célébrer les noces de son agent, marié le matin même, nous crûmes devoir accepter l’offre qu’il nous fit de terminer notre journée, déjà si bien remplie, par une courte visite à cette réunion joviale, où il avait promis de figurer dans une bourrée avec la jeune épouse. Ceux de mes lecteurs qui ont vu dans le Pré aux Clercs le cérémonial des noces de M. et Mme Giraud, pourront se faire une idée de la présentation qui suivit l’entrée des deux Parisiens dans la salle du bal. Je ne saurais trop du reste témoigner à tous les assistants, braves montagnards, fiers à bon droit de leur pays et empressés de le faire valoir, ma gratitude pour l’accueil chaleureux qu’ils nous firent et pour la complaisance avec laquelle ils se prêtèrent à fournir à l’album de mon fils les éléments assez fidèles de toute cette scène.

Le lendemain, de bonne heure, remontés dans notre petit char à bancs, nous trottinions aussi vite que peuvent permettre le sol rugueux, les angles multipliés et tous les accidents d’une corniche étroite, taillée sur l’arête même du plateau qui limite, au nord, la haute vallée de la Maronne. Cette corniche, dont chaque fonte de neige au printemps et chaque grosse pluie