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ne peut contenir dans son cadre restreint les beautés presque alpestres des dépressions qu’arrosent la Jordanne et la Cère, ou la sauvage grandeur des sombres crevasses parcourues par le Goul, le Mars et la Rue, il ne diffère de ces vallées ni par la formation géologique, ni par la nature et l’ordre des assises échelonnées dans ses parois, ni enfin par le revêtement dont le temps et l’homme ont recouvert et ornementé cette charpente volcanique. Mais, à la rivière qui scintille et murmure sur un lit de roches entre deux lisérés d’herbages veloutés, — aux ondulations molles du tapis verdoyant de prairies, de vergers, émaillé de hameaux et d’habitations éparses, qui suit aujourd’hui les contours des éboulis des anciennes érosions, — au contraste frappant que forme la nudité de la paroi septentrionale de la vallée, ou de la ravine, avec la bande plantureuse de hêtres ou de sapins qui ombrage toujours la paroi opposée, de la base à la crête, — à tous ces détails généraux des paysages cantaliens, la vallée de la Bertrande ajoute un trait saillant qui lui est propre. C’est l’énorme masse basaltique qui couronne sa falaise au nord-ouest du bourg de Saint-Chamand et dont, à bon droit, on peut s’étonner de ne trouver aucune mention dans les nombreux recueils consacrés aux Merveilles et beautés du sol français.

Quand je l’aperçus, du haut de la pente opposée du vallon, je crus voir surgir devant moi une de ces citadelles des génies dont l’imagination des Orientaux peuple les recoins les plus inaccessibles de leurs montagnes. En effet, tout prête à l’illusion dans ce grand Lusus naturæ l’immense talus de conglomérat, glacé, poli par le temps et de bien peu moins incliné que l’escarpe d’une fortification permanente, l’horizontalité de la longue zone de prismes verticaux qui surmonte ce talus en figurant le cordon d’un parapet moderne ; l’épais épanchement de basalte compacte, homogène, couleur de brique calcinée, qui simule le recouvrement et le terre-plein de ce dernier, et enfin, couronnant le tout, à d’irréguliers intervalles, de gigantesques faisceaux d’orgues basaltiques, inclinés ou debout, comme des bastions démantelés ou des tours en ruine.

J’avais vu et admiré dans ma jeunesse le pâté prismatique qui supporte, à l’autre extrémité du Cantal, la ville de Saint-Flour ; plus tard j’avais fait le tour des falaises de Staffa et entendu les murmures de l’océan sous la grotte de Fingal ; mais, je dois l’avouer, ces phénomènes basaltiques si connus ne donnent pas l’idée de l’immense coulée que je contemplais maintenant et à laquelle le hameau ignoré de Loubéjac a donné son nom. Dans son colossal périmètre, quatre îles comme Staffa, dix villes comme Saint-Flour trouveraient place aisément.

Autour de ce massif, la route projette deux embranchements. L’un, de date récente, aux courbes arrondies, aux pentes savamment ménagées, offre aux voitures un parcours facile à la montée comme à la descente. L’autre, roide, abrupt, attaquant de front les escarpements ou plongeant à pic dans les précipices, date sans doute de la même époque que les escaliers en colimaçon des tours féodales, et n’est plus guère fréquenté que des piétons et des troupeaux. Ce fut cependant dans cette voie que notre voiturier s’obstina à nous engager. Ayant pendant quelques jours porté la chaîne d’un géomètre, le malheureux savait que : d’un point à un autre, la ligne droite est la plus courte ; et, grâce à sa foi aveugle dans cet axiome scientifique, mais souvent contestable, il ne nous fallut pas moins de deux longues heures pour franchir la petite lieue qui sépare la bourgade de Saint-Chamand de celle de Saint-Martin.

« Mais nul temps n’est perdu pour qui sait observer, » a dit je ne sais plus quel sage. En conséquence je profitai de notre allure d’escargots pour tirer de leur étui des jumelles de voyage dont je tiens à proclamer l’excellence, ne serait-ce que par gratitude pour le lieutenant de vaisseau qui a bien voulu me les céder après les avoir éprouvées dans les parages de l’Inde et de la Chine. Braquées à notre gauche sur les orgues de Loubéjac, elles me permirent de constater la nature de certains points noirs dont la présence et la mobilité sur les créneaux de cette forteresse de Titans éveillaient notre curiosité. C’étaient de graves et honnêtes corbeaux de rochers (corvus corax), qui nous regardaient passer avec le calme placide de propriétaires bien abrités, bien clos et forts de la certitude que leur foyer conjugal, le berceau de leurs enfants et le tombeau de leurs pères ne seront jamais exposés à l’enquête et au marchandage d’un jury d’expropriation.

Le même instrument, allongé sur notre droite dans l’axe d’une ravine descendant vers la Bertrande, nous fit embrasser d’un regard l’ensemble et les détails du château de Saint-Chamand profilant ses belles lignes, teintées de gris de fer, sur le fond verdoyant d’un parc plantureux et feuillu. Comme toutes les demeures seigneuriales de l’ancienne Auvergne, celle-ci date de plusieurs époques. Le principal corps de logis a été reconstruit au dix-septième siècle ; les tours de ses angles remontent au moins au quatorzième. C’était le siége d’un fief considérable, ayant titre de marquisat. Les noms des familles qui l’ont possédé tour à tour sont liés à l’histoire militaire et anarchique de la province. De nos jours il est devenu la résidence d’été d’un receveur général ; codant arena nummis.

Je ne vois pas grand mal à cela, ni vous non plus lecteurs, surtout si vous voulez bien vous remémorer dans quelle disette de sens moral, dans quelle stérilité de tête et de cœur tomba l’aristocratie de ces montagnes après les guerres de religion. Ce qu’elle était dans la première moitié du grand dix-septième siècle, nous le savons par le témoignage de Fléchier, un père de l’Église ! L’anecdote suivante, qui se rapporte justement au château de Saint-Chamand, nous apprend l’usage qu’elle faisait de ses armes quelques années auparavant, aux meilleurs jours de la monarchie française, alors que régnait Henri IV et qu’administrait Sully.

C’était en 1602 ; une bande de vagabonds et de pillards, écume dernière des guerres civiles, s’était remi-