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depuis, par le prestige de l’uniforme, avait abandonné son pieux asile pour Aurillac, sur les traces d’un sergent d’armes, sorte de Phœbus de Châteaupers, qui pendant quelque temps, avait commandé au nom des consuls de la ville la petite garnison de Naucelles.

Deux mois plus tard, la coupable Luce réveillée de son rêve de délire et d’amour devant le cadavre du beau sergent tué dans une de ces rixes qui s’élevaient souvent alors entre bourgeois et hommes d’armes, s’enfuyait éperdue, en proie au désir fiévreux de revoir Naucelles, son berceau, et l’église où elle avait grandi, innocente et pure sous l’œil de la Vierge. Elle se glissa dans le village à la tombée du jour et pénétra dans le sanctuaire ou elle retrouva toutes choses dans l’état où elle les avait laissées. Toutes fraîches encore sur l’autel étaient les fleurs dont elle l’avait ornée, et la clef de l’église, jadis confiée à sa garde, lui apparut, placée au même endroit et de la même manière qu’elle l’y avait posée le jour de sa fuite. Brisée par les souvenirs, elle laissa tomber son front dans ses mains et se mit à pleurer.

En relevant la tête elle aperçut à ses côtés une femme agenouillée comme elle et dont le regard réfléchissait le sien comme une glace ! Elle crut se reconnaître elle-même. Oui, c’était sa taille, son air, son visage, ses joues creusées par l’ongle du chagrin, ses yeux rougis par la trace des larmes. — Interdite, elle tremblait comme la feuille, n’osant faire aucune question, lorsque l’étrangère, jusque-là agenouillée, se releva lentement et lui dit : « Je t’attendais !

— Moi ! dit Luce ; et qui donc êtes-vous ?

— Qui je suis ?… Celle que tu as toujours invoquée, même au milieu de tes fautes ? Peux-tu méconnaître la Vierge Marie ! ».

Luce tomba prosternée.

« Écoute, continua la sainte Vierge, j’ai eu pitié de toi ! Depuis ton départ j’ai fait ton service sous ton habit et ta figure. Ainsi personne ne connaît ton absence, ni ne sait ton péché. Reprends le cours de tes devoirs habituels, repens-toi de tes égarements, et garde toujours confiance en moi. »

…Puis la céleste vision disparut, et Luce reprit ses occupations premières, et redevint la pieuse fille d’autrefois. Nul même n’eût jamais su ces détails, si elle n’avait exigé, par pénitence, que son confesseur les publiât après sa mort.

Pendant bien longtemps on a montré dans le cimetière de Naucelles une vieille dalle tumulaire connue des villageois sous le nom de : La peyre de la perdonnade (la pierre de la pardonnée).

Pendant que racontant à mon fils cette simple légende, je lui avouais qu’il en existait une version presque identique sur les bords du Rhin, d’où les Allemands ne l’ont certes pas importée en Auvergne, Henri, peu attentif, avait boutonné son macfafrlane, ouvert son parapluie, et, notre conducteur, couvrant ses épaules d’une ample roulière, déployait sur les nôtres une lourde couverture de laine qui bientôt me parut et trop courte et trop mince. Il pleuvait à flots ; notre brouillard épaissi tournait à la cascade ; nous étions littéralement plongés dans des ténèbres d’eau.

Deux heures s’écoulèrent ainsi, durant lesquelles, pensant avec regret à notre chambre, à nos lits, à notre table de l’hôtel des Trois-Frères, je fus vingt fois sur le point de rebrousser chemin et de rentrer à Aurillac. J’allais peut-être céder à la tentation, lorsque notre voiturin, s’engageant dans une ruelle puante et noire où coulait avec l’eau de pluie un ruisseau de purin, pénétra dans une grange qui nous tendait sa porte grande ouverte, sous laquelle piaulait et grouillait une multitude de volailles à demi noyées et de porcelets plus que lavés. Deux secondes plus tard, assourdis, aveuglés, les vêtements à l’état d’éponge et le corps ruisselant, nous étions installés devant une couple de fagots enflammés tout entiers sous une immense cheminée. C’était le foyer hospitalier de la meilleure hôtellerie de Saint-Cernin (voy. p. 72).

Il fallut toute une heure, passée entre cette flamme bienfaisante et un bol de vin chaud, convenablement sucré et épicé, pour remettre nos vêtements et nos esprits vitaux dans un état à peu près normal.

Pendant ce temps, du fond de la cheminée ou j’étais blotti dans un grand fauteuil de chêne (le siége du maître), je suivais d’un regard vague et distrait les lignes anguleuses formées sur le pourtour de la salle d’auberge par deux grands lits à la duchesse, aux colonnes torses, aux ciels massifs et surchargés de toute sorte d’objets usuels ; par une armoire, dont les dimensions et les moulures auraient fait honneur à une porte cochère du faubourg Saint-Germain ; par un dressoir à vaisselle, non moins colossal, une maie à pétrir, des chaises, des tables massives, et tout le long des lits, comme pour leur servir d’estrade, une rangée continue de huches et de bahuts. Une forêt de chênes a passé dans ce mobilier noirci, poli et verni par le temps, bien plus que par les soins des ménagères qui se sont succédé autour de lui. Il y a quelque vingt-cinq ans, alors que la mode était au gothique, il aurait excité l’admiration et l’envie passionnée de plus d’un Parisien de ma connaissance ; il n’est cependant que celui de tout paysan aisé, de tout gros fermier de la montagne.

L’espèce d’inventaire auquel je me livrais, me remit soudain en mémoire certaines boiseries que tout voyageur consciencieux est tenu d’aller admirer dans l’église du bourg. Ce monument était heureusement peu éloigné de notre asile ; quelques enjambées habilement ménagées, sous nos parapluies, le long de la ruelle dont j’ai parlé, nous y transportèrent sans encombre. C’est un vaisseau datant du treizième siècle, bien conservé, bien tenu, de ce style roman auquel l’Auvergne doit ses plus belles basiliques ; j’ajouterai que beaucoup de grandes villes gagneraient à échanger leurs églises modernes sans caractère architectural, contre ce temple d’une humble bourgade. Quant aux boiseries, consistant en quatre stalles placées dans le chœur, ce sont tout simplement des chefs-d’œuvre ; elles peuvent rivaliser avec ce que le marbre et le bronze ont produit de plus fin en orne-