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« Pour vous, monsieur, continua le prêtre, ce paysage ne manque ni de grâce ni de grandeur. Pour nous, il est, de plus, rempli d’enseignements : il nous parle constamment des générations qui nous y ont précédés. Depuis la forêt primitive, dont les restes vénérables, encore accolés aux flancs des volcans éteints, nous rappellent la hutte celtique qu’elle abrita de son ombre, jusqu’aux merveilles de la vapeur et du télégraphe électrique qui font en ce moment leur apparition parmi nous, nous avons sous les yeux presque toutes les stations de la voie ascensionnelle gravie par nos devanciers ; nous pouvons y suivre, dans les monuments debout ou tombés, les traces successives de la féodalité, de la puissance ecclésiastique, du développement et de la chute des communes, de l’omnipotence royale, et enfin de la révolution. Sur cette voie s’ouvrent de nombreuses vallées d’égarement ; bien des décombres y témoignent d’erreurs, d’écarts et de défaillances qui sont aussi de salutaires leçons. Tout cela éclaire et oblige… et voilà pourquoi vous trouvez en nos élèves quelque chose de plus que des pédagogues à férule et des chantres de paroisses. Envers le département qui nous subventionne, envers la ville qui nous a fourni ce local historique, nous nous sommes engagés, nous clercs à soutanes, à former pour nos campagnes des vulgarisateurs laïques des connaissances modernes, et comme une pépinière d’agronomes pratiques, de chefs de famille éclairés et d’utiles citoyens. Nous tenons à remplir notre engagement, convaincus que nous continuons ainsi la tradition de saint Géraud : il précédait son siècle, nous nous efforçons de marcher avec le nôtre. »

Le digne prêtre s’était tu, que je l’écoutais encore ; je ne le quittai pas sans échanger avec lui une cordiale poignée de main et sans emporter son nom qu’il me pria de garder pour moi.


II

De nouveau sur la route impériale no 122. — Les quatre chemins, cénacle de sorciers. — Légendes de la tour de Cologne et de l’église de Naucelles. — La pluie dans la montagne. — Saint-Cernin. — Ses boiseries. — Les vallons de la Doire et de la Bertrande. — Les basaltes de Loubéjac. — La vallée de la Maronne. — Une ville du XVe siècle. — L’hôtel des étrangers.

Une de mes premières préoccupations en arrivant à Aurillac avait été la recherche d’un véhicule qui pût nous transporter sans trop de fatigue au moins jusqu’aux abords des cols, passes et pics que j’avais l’intention d’escalader. L’hôtelier des Trois-Frères me trouva ce que je cherchais : un petit char à banc tout neuf, solide et léger, muni d’un cheval aux pieds sûrs, aux nerfs insensibles, vétéran des sentiers indescriptibles de la montagne, et enfin d’un jeune automédon à qui l’intelligence et la bonne volonté devaient tenir lieu d’une expérience qui ne s’était encore exercée que dans la banlieue immédiate d’Aurillac.

Ainsi porté et conduit, je m’éloignai le 8 août de cette ville, prêt à confirmer par mes impressions personnelles cette assertion d’un de ses plus honorables habitants : que ses enfants ne peuvent s’en éloigner sans nostalgie, et que l’étranger qui y vient parfois avec répugnance la quitte rarement sans regret[1]. »

La route no 122 que nous reprenions, longe, à partir d’Aurillac jusqu’au point où elle rencontre la Dordogne bouillonnant au fond de la gigantesque crevasse de Bort, toute la pente occidentale du groupe cantalien et traverse un bon tiers des profondes vallées qui en découpent la circonférence. Ce trajet nous promettait donc de curieuses perspectives, prolongées jusqu’au centre même du massif volcanique. Mais, dans nos prévisions, nous avions fait entrer la permanence du beau temps qui, depuis deux mois et plus, désespérait tous les agronomes de France et de Navarre. Cette présomption peu charitable méritait un châtiment ; il ne se fit pas attendre. Nous atteignions à peine, à trois kilomètres de la ville, les Quatre-Chemins (carrefour très-mal famé jadis, et non moins redouté comme théâtre authentique d’un sabbat hebdomadaire qui réunissait, sous la présidence de Satan, tous les sorciers et sorcières de vingt lieues à la ronde), que l’azur implacable du ciel, pour employer le style des agriculteurs modernes, se voila d’une couche de vapeurs grises, blafardes, appuyées sur toutes les cimes de l’horizon et plongeant lourdement dans toutes les dépressions du sol. Elle ne tarda pas à nous atteindre, à nous envelopper dans ses froids et humides replis, ne laissant pas à notre rayon visuel une portée de quinze mètres. Adieu donc aux aspects variés du gracieux vallon de l’Authre qui déploie en éventail, le long de la route, de la plaine à la montagne, son sol fécond, entrecoupé de riches prairies et de mamelons boisés, semé, dans ses concavités, de fermes, de hameaux, — sur ses croupes, de villas modernes, de châteaux sur lesquels les trois derniers siècles ont laissé leur cachet, — puis de ruines féodales au pied des grands monts. Tous ces sites, dont plusieurs réclament à bon droit du voyageur détours et temps d’arrêt, sont pour nous comme s’ils n’existaient pas. À peine, dans le brouillard intense qui nous environne, entrevoyons-nous comme des ombres les arbres et les maisons bordant le chemin. Deux grands fantômes apparaissent un instant sur notre gauche : ce sont, d’après notre cocher, les tours de Cologne et de Naucelles, toutes deux traditionnelles à titres différents. À la première se lie une histoire de prisonniers huguenots massacrés de sang-froid, un épisode de la Saint-Barthélemy que j’épargne au lecteur. La légende qui plane sur la seconde est, au contraire, d’un caractère si doux, d’une couleur si naïvement primitive, que je regrette de ne pouvoir la développer dans un cadre plus large que celui-ci.

Il s’agit tout simplement d’une pauvre jeune fille —du quatorzième siècle, orpheline recueillie par charité dans le presbytère de Naucelles, vouée à la Vierge, chargée par le vieux prêtre, son protecteur, du soin d’orner les autels de l’église, de distribuer les aumônes et qui, un beau jour, fascinée comme tant d’autres, avant elle et

  1. M. Durif, Guide du voyageur dans le Cantal, page 173.