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Aurillac, la peupla de bénédictins, des clercs les plus instruits de son siècle, et la plaça sous la protection immédiate du saint-siége, le pouvoir alors le plus généralement reconnu et respecté. Autour de ce monastère, saint Géraud groupa cent familles de serfs qu’il affranchit préalablement, et qui, dans sa pensée, réunis aux hommes libres attirés par les priviléges particuliers de la ville, devaient continuer la curie romaine et administrer la cité. Sans s’en douter, Géraud ouvrait l’ère de l’affranchissement des communes et de l’avénement du tiers état.

On croit reconnaître encore l’emplacement des quatre croix entre lesquelles saint Géraud circonscrivit le franc alleu d’Aurillac, et au sud-ouest de la ville, un vénérable tilleul, de ceux que Sully fit planter lors de la naissance de Louis XIII, est désigné à l’étranger comme ombrageant, de ses rameaux deux fois et demi séculaires, le champ du mâl, où le bon comte rendait la justice[1].

Après avoir consacré la basilique qu’il venait d’élever, et vu germer autour de son enceinte un municipe d’hommes libres, saint Géraud mourut en 918 ou 920. Je ne connais pas de canonisation plus légitime que la sienne.

« Dès l’an 950, dit l’Histoire littéraire de la France, l’abbaye d’Aurillac fut le berceau principal du renouvellement des lettres ; » et Jean de Salisbury, évêque de Chartres, écrivait en 1176 : « Je place au premier rang des écoles Aurillac pour la science, et Luxeuil pour l’art de bien dire. » Entre ces deux dates, l’école d’Aurillac avait produit Gerbert, la plus grande personnalité du dixième siècle, et au quatorzième encore elle produisit le frère Jean de la Roquetaillade, moine de génie, qui aima Pétrarque, qui étonna Froissart, et que les chefs de la Révolution française auraient pu réclamer comme leur précurseur et leur prophète.

Si tels furent pour Aurillac les fruits des institutions du comte Géraud, est-ce à dire que cette ville, grâce à son saint patron, ait traversé le moyen âge sans essuyer aucune des épreuves dont cette période de l’histoire fut si prodigue pour l’humanité ? Certes, non. On ne peut nier que là comme ailleurs il n’y ait eu de fréquentes luttes entre les abbés du monastère, se disant seigneurs de la ville, et le corps municipal ; celui-ci défendant des droits que ceux-là cherchaient à usurper. On avoue même qu’en une occasion, au moins, les consuls de la cité conduisirent les bourgeois armés à l’assaut du château de Saint-Étienne, où s’était retranché un abbé trop exigeant, C’est là le menu train de l’existence communale du dixième au quatorzième siècle. Si de fois à autres les rois de France intervinrent dans ces querelles de ménage, d’abord par leurs baillis ès-montagnes d’Auvergne, et plus tard par leur parlement, aucun ne semble avoir eu l’idée (qui domina les plus funestes d’entre eux à l’encontre des communes du Nord) de trancher la question en faveur du seigneur casqué ou mitré d’Aurillac par une chevauché de l’host royal. Partant cette bonne ville ne fut jamais le théâtre d’une de ces belles pendaisons de bourgeois et vilains, conséquences naturelles de telles entremises, et qui si souvent, pendant le siècle entier qui suivit l’an de grâce 1328, parurent aux grandes dames et aux nobles sires de la cour des premiers Valois, de suffisantes compensations pour les hontes de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt.

Assez favorisée pour ne pas figurer sur le tableau des exécutions féodales, assez heureuse encore ou assez prudente pour traverser presque inaperçue le cycle entier des guerres anglaises et l’ère de vols, de meurtres, de rapts et d’incendies, à laquelle les grandes compagnies d’écorcheurs et de routiers ont laissé leur nom, Aurillac aurait joui d’une destinée unique dans l’histoire des villes de France si elle avait pu échapper aussi à la fièvre de haine, de sang et de métaphysique meurtrière qui ravagea l’occident de l’Europe pendant la dernière moitié du seizième siècle.

Mais hélas ! à cette époque Aurillac avait vieilli ; les institutions de saint Géraud avaient subi le sort commun des choses d’ici-bas ; elles étaient usées. Dans son couvent sécularisé par la cour de Rome, de gras chanoines avaient remplacé les érudits bénédictins d’autrefois, et dans la cité, tiraillée entre les caprices des abbés à prébende et les exigences plus ou moins légales des officiers du roi, le corps consulaire ne représentait que l’impuissance et les divisions irrémédiables des anciennes corporations bourgeoises. Quel beau champ pour les joutes discordantes dont la réforme religieuse fut la cause ou le prétexte ! Aussi Aurillac, recevant le contrecoup des grandes tragédies du dehors, ne manqua pas d’avoir intra muros ses petits massacres de Vassy, sa petite conjuration d’Amboise, ses petits émules du baron des Adrets et de Blaise de Montluc, et enfin elle joua, elle aussi, son rolet dans la Saint-Barthélemy.

Aurillac sortit de là épuisée, démantelée, privée de ses monuments antiques ainsi que de ses meilleurs citoyens. Hâtons-nous d’ajouter qu’après ce tribut si lamentablement payé, dans son âge mûr, aux passions effervescentes de la jeunesse, la pauvre bonne ville, repliée sur elle-même, n’a plus fait parler d’elle et s’est abandonnée silencieuse au courant des destinées de notre patrie, jusqu’au jour où celle-ci, maîtresse enfin d’elle-même, a choisi le berceau de saint Géraud, de Gerbert et de la Roquetaillade pour chef-lieu du département du Cantal.

De son passé monumental, Aurillac a gardé quelques restes remarquables ; tels sont la tour de Saint-Étienne dont le tiers inférieur porte l’empreinte du neuvième siècle ; une belle vasque en serpentine, qui reçoit les eaux d’une fontaine sur l’emplacement de l’ancien monastère et que les archéologues font remonter jusqu’à l’an 1100 ; quelques détails fragmentaires d’habitations privées où l’on peut relever un naïf mélange de l’architecture du moyen âge et de la Renaissance, et surtout une bonne partie de l’ancienne maison consulaire, dont les tourelles élancées, supportées par des rinceaux de

  1. Il existe encore un certain nombre de ces arbres commémoratifs en Auvergne. Celui qui figure dans notre planche p. 5 a été dessiné sur la route de Bort au mont Dore.