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soutenir la cause des vaincus. Le courage de cette vaillante ville grandissait dans l’infortune ; elle ouvrait ses portes aux fuorusciti de Florence comme en 1258 ; elle arrêtait pendant six mois sous les murs de Poggibonsi les armes victorieuses de Charles.

Cependant les gibelins allaient chercher, dans le vieux château de Hohen-Schwangau, ce jeune et malheureux Conradin de Souabe, qui représentait désormais leur dernier espoir. Ils lui portaient de l’argent[1], des promesses, et le pressaient de descendre en Italie pour revendiquer ses droits contre l’usurpation de Charles.

Lorsqu’on sut que Conradin avait passé les Alpes, et que les Pisans l’avaient conduit dans leur ville sur leurs galères (7 avril 1268), la joie des Siennois ne connut pas de bornes. On peut donc imaginer avec quelle frénésie d’enthousiasme ils durent le recevoir, lorsque ce jeune roi, dans la personne duquel ils voyaient revivre le principe tombé à Benevento, fit son entrée dans leurs murs. Beau, vaillant et poëte[2], encore enfant et déjà si malheureux, orphelin, maudit par l’Église dès son enfance, ce dernier des Souabes, qui venait reconquérir son héritage, avait trop de noblesse dans son malheur pour ne pas fasciner irrésistiblement ce peuple si impressionnable à tout ce qui est beau et généreux.

Cependant, pour renforcer encore l’espoir que son arrivée avait fait revivre, on voyait entrer dans la ville les prisonniers faits par ses gens dans une rencontre qu’ils avaient eue avec un maréchal de Charles, surpris par eux et battu dans sa marche sur Arezzo. De bonnes nouvelles arrivaient en même temps du midi ; la Sicile se soulevait en faveur de Conradin, et les galères pisanes, après avoir failli prendre Naples, avaient battu dans les eaux de Sicile l’escadre provençale. C’étaient d’heureux préludes de la guerre qu’on allait entreprendre. Aussi Conradin partait de Sienne pour Rome plein de confiance et presque en triomphateur.

Sachant que le pape se tenait caché dans Viterbe, il voulut passer par cette ville, et la traversa couronné de fleurs lui et les siens. Cette Rome, où Clément n’aurait pas osé entrer, allait au devant de l’excommunié et le conduisait avec des acclamations de bienvenue au Capitole.

De là, après avoir rallié les Pisans, les Romains et tous les gibelins d’Italie, Conradin marchait sur Naples avec dix mille cavaliers et force fantassins, lorsque, débouchant dans l’étroite vallée de Palente, il rencontra tout à coup l’armée de Charles. — Le 23 août 1268, se livra cette bataille de Tagliacozzo, qui, gagnée d’abord par les gibelins, finit avec leur déroute complète[3]. Leur jeune chef, qui, après avoir vaillamment combattu, se réjouissait déjà de sa victoire, eut à peine le temps de se sauver dans les marais Pontins, d’où il comptait gagner Rome ou Pise.

Du champ même de bataille, au milieu des morts et des mourants, le frère de saint Louis écrivait au pape : « Je t’annonce, ô Père très-clément, une grande joie pour toi et pour notre mère la sainte Église ; lève-toi, ô Père, je t’en supplie ; viens, et MANGE DE LA CHASSE QUE TON FILS T’A APPRÊTÉE[4]. » Et le bon Clément s’écriait dans l’église de Viterbe : « Accourez, accourez, ô fidèles ; poursuivez les ennemis de la sainte Église, qui ont été vaincus et qui se sauvent. »

Tout le monde connaît le dénoûment de cette histoire de Conradin, l’épisode le plus touchant et le plus tragique du moyen âge. Pris au château d’Asture, et livré par le châtelain Frangipani aux mains de l’usurpateur, qui le traîna à Rome et de là à Naples, ce malheureux enfant dut subir le dernier outrage d’un procès. Tous les j jurisconsultes convoqués se prononcèrent pour son innocence, hormis un seul, de Provence, qui demanda sa mort ; et Charles, suivant, à ce qu’on dit, les conseils du pape[5], s’en tint à cette unique voix, dédaignant toutes les autres. Le 29 octobre, sur la place du marché de Naples, sous les yeux de Charles, qui, sur une tour, assistait à ce spectacle, la tête de Conradin de Souabe roula sur l’échafaud, paré ironiquement de la pourpre royale !

Cet assassinat souleva un cri d’horreur dans toute la chrétienté. Les ménétriers allemands[6], les trouvères d’Espagne et de Provence, se firent l’écho de la douleur populaire ; les chroniqueurs français ne dissimulèrent pas non plus leur indignation.

Qu’on imagine l’effet que dut produire à Pise et à Sienne la nouvelle inattendue de la bataille de Tagliacozzo et du supplice de Conradin ! Mais Provenzano, que ce revers n’avait pas du tout atterré, était là pour ranimerle courage des Siennois. Rassemblant les débris de l’armée de Conradin, il réussit à mettre sur pied une nouvelle armée de quatorze cents cavaliers et de huit mille fantassins, avec laquelle, en juin 1269, il se présenta sous les murs de Colle, château des Florentins, provoquant de la sorte les guelfes victorieux. Ceux-ci ne manquèrent pas d’accepter le défi, et le 11 juin s’engagea la bataille de Colle, perdue par les Siennois. Leur chef, Provenzano, resté prisonnier, eut la tête tranchée par les vainqueurs, qui eurent le triste courage de promener au bout d’une pique ce sanglant trophée

  1. Cent mille florins d’or. Les Siennois payèrent aussi leur contingent, et gardent encore une quittance de Conradin, datée de Pise, le 14 mai 1268, dans laquelle il déclare avoir reçu de la ville quatre mille deux cents onces d’or pour règlement de compte.
  2. La Bibliothèque Impériale de Paris possède, sous le no 7266, le manuscrit d’un lai de Conradin.
  3. L’armée de Charles était de beaucoup inférieure en nombre à celle de Conradin. Un vieux soldat des Croisades, Hérard de Valery, persuada Charles de se tenir en réserve derrière un coteau avec huit cents cavaliers choisis. Après une longue lutte, ils virent que les Français, poursuivis vivement par l’ennemi, commençaient à plier. Le roi voulait courir au secours des siens ; mais Hérard le retint longtemps, jusqu’à ce qu’il vît les gibelins éparpillés sur le champ à la poursuite des fuyards et à piller. Il se lança alors avec les huit cents chevaux sur l’ennemi, et fit changer eu un clin d’œil le sort de la journée.
  4. Karoli Reg. ad Clem. IV., epist. 690. Martenne, Thesau. Anecd., t. II, p. 623.
  5. Mors Conradini vita. Karoli : telle aurait été la réponse de Clément IV à Charles d’Anjou, qui le consultait sur le sort de son prisonnier.
  6. Ottaker de Harneck composa sur ce navrant sujet Un poëme en huit cent trente chapitres.