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guère encore éloigné de son berceau, il ne trouvait dans ses souvenirs de dix-sept ans aucun terme de comparaison orographique pour ce qu’il avait maintenant sous les yeux. Aussi, à tout aspect nouveau de ce paysage sauvage, à chaque relief du sol plus accentué que les précédents, à l’orée de chaque ravine, serpentant plus profondément entre de hautes parois moussues, et projetant dans un sombre lointain de mystérieuses échappées, il ne manquait jamais de me dire : « Père ! nous avons atteint, n’est-ce pas, les hautes chaînes du Cantal ? »

Ma réponse invariable était que les montagnes dont il parlait, encore éloignées, n’avaient aucun rapport géologique avec les plis et sillons granitiques, objets de son admiration ; que ceux-ci, plus vieux que celles-là d’une incalculable série de siècles, ne pouvaient être considérés que comme les premières assises du plateau d’où a jailli le groupe cantalien, si même ils n’étaient pas plutôt les restes de l’antique berge d’un immense bassin lacustre de l’époque tertiaire, tari et comblé au commencement de la période actuelle par les éruptions des volcans du Cantal.

Cette réponse ne laissait pas que d’étonner mon jeune interlocuteur, et plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. Nous avions quitté le bassin du Célé pour celui de la Rance, son principal affluent, laissé derrière nous la jolie petite ville de Maurs, et ses vertes prairies allongées en ovale entre des collines chargées de châtaigniers. Ayant franchi les nombreux ruisseaux qui arrosent la commune de Cayrols, nous venions d’atteindre, par une suite de rampes repliées sur elles-mêmes, un plateau élevé dont la formation géologique est indiquée par des blocs nombreux de gneiss et de micaschiste perçant un tapis de bruyère çà et là ombragé de chênes, lorsqu’à un brusque détour de la route nous vîmes subitement l’horizon s’ouvrir, et, reculant dans d’immenses profondeurs, dévoiler à nos regards une grande masse semi-sphérique, bleuâtre et profondément zébrée de zones presque noires, le long desquelles le soleil projetait comme des reflets d’or bruni.

« Cette fois, voilà bien le Cantal, s’écria mon fils, voilà son groupe central, ses vallées divergentes et ses escarpements abrupts, et voilà aussi, » continua-t-il en étendant la main vers une large concavité courant du sud-est au nord-ouest entre ce grand massif et nous, « voilà les restes évidents du bassin lacustre dont tu parlais tout à l’heure. »

Nous étions enfin en présence de la Haute-Auvergne, en face du théâtre de nos études et de nos excursions projetées. Il ne manquait à la perspective que d’être un peu plus accusée dans quelques détails. Un heureux hasard, le bris d’une roue de notre diligence, nous servit à souhait sur ce point. Forcés de nous arrêter quelques minutes en face de Saint-Mamet, je profitai de ce délai pour gravir avec mon fils le puy[1] de Saint-Laurent, qui s’élève au nord de cette bourgade. C’est un véritable belvédère, d’où l’œil plongeant jusqu’au cœur du Cantal par les vallées de la Cère et de la Jordanne, n’est arrêté au levant que par les noires murailles de la Margeride, et au nord par le massif des monts Dores. Rien n’aurait manqué au charme fascinateur de ce splendide tableau, si une bise violente, balayant les pentes de la montagne et rugissant autour de l’antique chapelle qui en couvre le sommet, n’eût fait éprouver à notre épiderme une impression d’autant plus désagréable qu’il avait été brûlé, le matin même, par la réfraction torride des rochers de Roccamadour.

Un jeune médecin d’Aurillac, qui partageait avec nous le coupé de la diligence, ne put s’empêcher de sourire, en nous voyant rentrer auprès de lui, transis et frissonnants.

« Le pays que vous venez visiter, nous dit-il, abonde en extrêmes contrastes, souvent juxtaposés. C’est aussi la patrie des légendes ; vous pouvez en recueillir partout et sur tout ; et tenez, voici justement celle que la croyance populaire rattache à la froide localité d’où vous descendez :

« Saint Laurent, qui aimait beaucoup à voyager, (l’histoire ne dit pas si c’était avant ou après son martyre), rencontra un jour sur son chemin un pauvre hère dépenaillé, décrépit, mais conservant sous les rides de l’âge et les haillons de la misère, et jusque dans ses gestes saccadés et son allure étrangement rapide, quelque chose de solennel. C’était, en effet, un grand dignitaire du paganisme tombé, un proscrit du vieil Olympe, mis à sac et bouleversé par les novateurs chrétiens ; c’était enfin Borée en personne. Après avoir, pendant tant de siècles, humé sous des colonnades de marbre la grasse fumée des holocaustes des taureaux et des génisses, se trouvant sans feu ni lieu, chez les Grecs et les Romains qui avaient mis hors de service jusqu’à l’outre d’Éole, il retournait dans le Nord, sa première patrie, soutenu peut-être par l’espoir secret d’y trouver quelque azile écarté, du fond duquel il pourrait au moins recueillir, pour ses divins viscères émaciés par le jeûne, les émanations fortifiantes d’une soupe aux choux ou d’une tranche de lard frit.

« Saint Laurent fut ému de compassion pour une telle infortune ; il accosta le vieil émigré, lui dit de bonnes paroles et finalement le jeune saint et l’olympien déchu se prirent l’un pour l’autre d’une vive sympathie. Ils firent route ensemble, vécurent en vrais amis et se promirent même de ne jamais se quitter. Un jour cependant, parvenu à ce puy qui porte maintenant son nom, le saint dit à son compagnon : Écoutez ! j’ai à prier dans cet oratorire, veuillez m’attendre. Ce disant, le saint entra dans la chapelle, mais il n’en est pas sorti et Borée attend toujours à la porte. Les siècles qui se sont succédé depuis lors légitiment un peu son impatience, qui se traduit par les rugissantes raffales que vous avez subies là-haut. — Voilà la légende dans toute sa naïveté. L’imagination de nos montagnards vous en réserve bien d’autres ; puisse celle-ci vous dispenser de demander à la physique du globe, aux grandes lois qui

  1. Puy, équivalent auvergnat du pic français et du podium latin.