Page:Le Tour du monde - 13.djvu/63

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’extrémité septentrionale ; mais je n’ai pu l’examiner, parce que les Portugais sont en hostilité avec la population qui l’entoure. Au nord du Morumbala s’étendent les montagnes des Maganjas, qui viennent toucher le fleuve à la hauteur de Senna.

Ce qui m’a été le plus agréable à Senna, ce fut de voir les nègres de la localité construire des bateaux d’après un modèle européen, sans que personne dirigeât leur travail ; ils ont fait leur apprentissage sous un constructeur portugais ; et maintenant qu’ils sont livrés à leurs propres lumières, ils vont dans la forêt, choisissent les arbres qui leur conviennent, et construisent des chaloupes et des barques très-proprement faites, qui valent de cinq cents à deux mille cinq cents francs.

Quelques-uns d’entre eux, qui ont appris l’état de charpentier à Rio-Janeiro, ont fait pour le commandant de Quilimané une fort jolie maison avec certains bois du pays, susceptibles d’acquérir un poli très-remarquable, et qui, dit-on, ne pourrissent jamais.

Le commandant m’ayant consulté à propos de l’emplacement à choisir pour y transférer le village, dont la situation actuelle est des plus insalubres, j’ai conseillé d’imiter les jésuites, qui avaient fixé leur demeure dans les montagnes du Gorongozo, et d’aller s’établir sur le Morumbala ; on y serait en bon air, l’eau y est pure, abondante, et le Shiré, qui serpente à sa base, est d’une profondeur qui peut suffire à la navigation. Enfin, j’ai proposé, comme établissement immédiat, le havre de Mitilone, situé à l’une des bouches du Zambèse, qui convient beaucoup mieux que le port de Quilimané, et où les Portugais seraient plus en position d’être utiles au pays. Quand on pense qu’il n’y a pas même un village à 1’entrée de ce fleuve admirable, pas un être qui puisse vous en indiquer le chemin !

… Le 9 mai, seize de mes hommes repartaient pour Têté, où ils conduisaient en canot les marchandises du gouvernement ; ils étaient ravis d’avoir trouvé de l’ouvrage. Le 11, tous les habitants de Senna nous accompagnaient jusqu’aux bateaux et assistaient à mon départ.

Nous étions munis de provisions de toute espèce que nous avaient données le commandant et ses administrés, et nous descendions le Zambèse par le plus beau temps du monde.

Huit de mes hommes demandèrent à m’accompagner jusqu’à Quilimané ; c’était une occasion de leur faire voir l’Océan, et j’y consentis, malgré la disette qui devait leur imposer d’assez rudes privations. Ils auraient bien voulu venir à Londres avec moi, car Sékélétou leur avait dit au départ d’aller trouver Ma-Robert (mistress Livingstone), et de ne pas revenir sans elle ; j’avais expliqué à leur chef les difficultés de la traversée ; mais il avait répondu : « Ils doivent vous suivre partout où vous irez. » Comme je ne savais pas comment je reviendrais moi-même en Europe, je leur conseillai de retourner à Têté, où les vivres étaient abondants et ou ils pourraient s’occuper en attendant mon retour ; j’échangeai contre du calicot et du fil de laiton les dix plus petites défenses qui m’avaient été confiées par Sékélétou, et je leur donnai ces marchandises, afin que ceux de mes compagnons qu’ils allaient rejoindre pussent avoir des vêtements. Il me restait vingt défenses que j’ai déposées entre les mains du gouverneur portugais, pour que l’on ne pût pas supposer dans le pays que j’étais parti en emportant l’ivoire du chef des Makololos. Je priai cet officier, dans le cas où je viendrais à mourir, de vendre ces défenses et d’en remettre la valeur à mes hommes ; mais si je conserve la vie, mon intention est d’acheter en Angleterre les objets que Sékélétou m’a demandés, et à mon retour, de me rembourser de la dépense que j’aurai faite à cet égard, avec le prix de ce même ivoire laissé en dépôt. J’ai clairement expliqué à mes hommes toutes les dispositions que j’avais prises. « Non, père, m’ont-ils répondu, vous ne mourrez pas, et vous viendrez nous retrouver pour nous ramener auprès de Sékélétou. » Ils m’ont promis de m’attendre, et la mort seule pourrait m’empêcher de les rejoindre.

Après six semaines d’attente, le brick de la marine royale le Frolic arriva dans les eaux de Quilimané. Je pris passage à son bord pour Maurice, n’emmenant avec moi que mon fidèle Sékouébou, le chef de mes Makololos. C’était répondre au désir de Sékélétou, qui voulait qu’un de ses sujets au moins vît l’Angleterre. Un mois après, nous atteignîmes l’île de Maurice. Sékouébou, qui était le favori des officiers comme des simples matelots, commençait à comprendre l’anglais, dont il savait déjà quelques phrases. Il semblait un peu désorienté ; mais sur un vaisseau de guerre tout était pour lui si neuf et si étrange, que cela n’avait rien d’étonnant. « Quel singulier pays ! me disait-il parfois ; rien que de l’eau, et toujours, toujours de l’eau ! » Cependant il paraissait heureux, et me répétait souvent, à propos des attentions dont il étaitl’objet : « Vos compatriotes sont extrêmement aimables » Tout ce qu’il voyait semblait l’intéresser, et il comprenait, me disait-il, pourquoi je me servais du sextant. À notre arrivée à l’île Maurice, nous fûmes remorqués par un steamer qui nous conduisit au port. L’étonnement de Sékouébou fut au comble ; mais cette tension d’esprit continuelle avait été trop forte, et dans la nuit il perdit la raison. Je crus au premier instant qu’il s’était enivré ; il était descendu dans la chaloupe, et quand j’avais voulu le suivre pour le ramener à bord, il s’était enfui à l’arrière en s’écriant : « Non, non ! je dois mourir seul ! Vous ne devez pas mourir, vous ! Ne venez pas, ou je vais me jeter à l’eau ! » Voyant alors qu’il n’avait plus sa tête : « Sékouébou, lui dis-je, nous allons trouver Ma-Robert. » Ces mots retentirent dans son cœur. « Oh ! oui, dit-il d’une voix émue ; où est-elle, où est Robert ? » Et il parut avoir recouvré la raison. Les officiers me proposèrent de nous assurer de sa personne en lui mettant les fers ; mais comme il était l’un des principaux personnages de sa tribu, et que les fous se rappellent quelquefois les mauvais traitements qu’on leur a fait subir, je ne voulus pas que Sékélétou pût me reprocher un jour d’avoir enchaîné l’un de ses hommes les plus respectables, et de l’avoir traité comme un