Page:Le Tour du monde - 13.djvu/6

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parti là-dessus, cherchait à les ranimer en disant : « Nous avons le drapeau du roi, cela nous suffira pour qu’il nous envoie tous les soldats qu’il nous faut sans que nous les lui demandions. » Et comme les Florentins serraient de près la ville, il gorgea de vin les Tudesques, leur promit double paye et les lança sur les assiégeants. Les Allemands, qui étaient de bons soldats et outre cela excités par l’ivresse, chargèrent si rudement les guelfes qui ne s’attendaient pas à ce choc, que peu s’en fallut qu’ils ne levassent le siége. Mais, aussitôt que les assaillis purent compter ceux qui les chassaient de la sorte et revenir de leur surprise, la scène changea brusquement ; les Allemands furent tous pris ou tués, et le drapeau de Mainfroi, traîné dans la boue, reçut toute sorte d’outrages.

L’artifice de Farinata obtint le résultat qu’il s’en promettait ; en juillet 1260, huit cents cavaliers allemands entraient dans la ville, sous le commandement du comte Giordano Lancia d’Angalone, cousin de Mainfroi. Pise envoyait aussi ses soldats, c’est-à-dire ses citoyens ; bientôt les forces gibelines, massées dans Sienne, arrivèrent à 9 000 cavaliers et 18 500 fantassins.

Toutes ces troupes allèrent placer le siége à Montalcino, dans le but d’y attirer l’ennemi. Mais les Florentins ne bougeaient pas de chez eux, ce qui empirait chaque jour la position des gibelins, qui ne pouvaient entretenir plus longtemps la cavalerie allemande. Il fallait avoir une bataille à tout prix et sans retard, sous peine de voir l’armée se dissoudre. On eut donc de nouveau recours à la ruse. Deux moines, auxquels Farinata degli Uberti avait fait la leçon, allèrent trouver avec grand mystère les magistrats de Florence, se disant envoyés par les Siennois, mécontents de l’autorité que Provenzano Salvani s’arrogeait dans les affaires de la république, et résolus d’en finir une bonne fois. Les émissaires ajoutaient que si les Florentins, sous prétexte de secourir Montalcino, se rapprochaient de Sienne, on leur ouvrirait une des portes de la ville.

La proposition fut malheureusement agréée. Le peuple de Florence se leva en masse ; des messages furent envoyés aux villes guelfes de Toscane ; à Bologne, à Pérouse, à Orvieto ; 33 000 combattants, Florentins et alliés, se groupèrent autour du carroccio (voy. p. 14). Cette armée, extraordinaire pour l’époque, se mit en marche pleine d’enthousiasme et sûre de la victoire, et s’arrêta le 2 septembre près de Monte-Aperti, à peu de kilomètres de la ville menacée. De là, on envoya le lendemain sommer les Siennois de se rendre, et d’ouvrir eux-mêmes la brèche dans la muraille pour donner passage aux vainqueurs.

Les Siennois, après avoir sollicité le secours de la Vierge avec des pénitences publiques et des processions, sortirent de la ville au déclin du jour, et marchèrent sur Monte-Aperti. Le lendemain, 4 septembre 1260, les deux armées se rencontraient sur ce champ maudit. Le combat fut des plus acharnés ; de son issue dépendait le sort de toute la Toscane. La victoire demeurait encore incertaine, lorsque Bocca degli Abati, gibelin qui combattait dans les rangs des guelfes, trancha d’un coup d’épée la main de Jacopo de Pazzi, qui portait l’enseigne de la cavalerie : La chute du drapeau, l’évidence de la trahison mirent en déroute la cavalerie qui, se repliant en désordre sur les fantassins, porta l’épouvante et la confusion dans toute l’armée. Dès lors ce ne fut plus une bataille, mais une boucherie ; on tua dix mille guelfes et l’on prit presque tout le reste.

Je viens de traverser en wagon ce triste champ de bataille. J’y ai cherché en vain une maison, un arbre, un épi, un brin d’herbe ; c’est une lande désolée, semée de petits monticules coniques d’un blanc bleuâtre qui blesse la vue. On dirait que la malédiction de Dieu pèse sur ce coin de terre, témoin de ce massacre fratricide.

Le 5 septembre, les gibelins faisaient leur rentrée triomphale dans Sienne, salués par le son de toutes les cloches. L’envoyé, qui la surveille était venu sommer la ville, monté à rebours sur un âne, traînait dans la boue le drapeau du peuple de Florence. Venait ensuite la foule des prisonniers, avec le carroccio, tombé lui aussi, malgré le courage désespéré de ses défenseurs, dans les mains de l’ennemi.

Tandis qu’à Sienne on célébrait pendant deux jours de suite une victoire si inattendue, le petit nombre des survivants portait à Florence et aux villes guelfes la nouvelle de ce grand désastre. La désolation de Florence fut extrême ; sans attendre l’arrivée des vainqueurs, les citoyens quittèrent leurs maisons et coururent se réfugier à Lucques.

La bataille de Monte-Aperti intervertissait brusquement la situation des deux factions en Toscane. Elle en ouvrait toutes les villes aux gibelins, qui, la veille, n’avaient plus que Sienne et Pise, et ne laissait aux guelfes d’autre asile que Lucques. Florence elle-même, le centre glorieux et puissant de la démocratie, allait être rasée par la haine soupçonneuse des gibelins, si Farinata degli Uberti ne se fût opposé, seul, à cet arrêt vandalique en s’écriant fièrement que la ville qu i l’avait vu naître ne pouvait pas mourir.

Mais la domination gibeline ne devait pas durer longtemps. Déjà, dès l’année 1263, Urbain IV avait appelé, contre Mainfroi, Charles d’Anjou qui, venu enfin à Rome en 1266, y recevait, le 6 janvier, au nom de Clément IV, la couronne des Pouilles et de la Sicile. Le saint père donnait, à la vérité, ce qui ne lui appartenait pas ; mais le comte d’Anjou avait trop d’envie de devenir roi pour se faire un scrupule de prendre le bien d’un excommunié.

Cinquante jours après le couronnement de son heureux rival, Mainfroi, abandonné et trahi par les siens, mourait, le 26 février, en véritable roi, sur le champ de bataille, l’épée au poing. La bataille de Benevento eut son contre-coup en Toscane. Charles d’Anjou y envoyait Guy de Montfort, son vicaire, avec huit cents cavaliers ; et, depuis Florence jusqu’au dernier bourg, les gibelins reprenaient, après six ans, le chemin de l’exil, laissant, cette fois pour toujours, le gouvernement aux guelfes.

Sienne restait donc encore une fois seule avec Pise à