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souvent pour regarder ses ennemis, qui continuaient leur musique infernale ; puis elle se retournait vers son éléphanteau, le rejoignait bien vite, ou marchait de côté en hésitant, comme si elle avait été partagée entre le besoin de protéger son fils et le désir de châtier ses audacieux persécuteurs. Ceux-ci étaient environ à cent pas derrière elle, quelques-uns sur les côtés, mais à pareille distance, jusqu’au moment où elle fut obligée de traverser un ruisseau. Le temps qu’elle mit à le franchir et à remonter sur l’autre bord permit aux chasseurs de gagner du terrain ; lorsqu’ils ne furent plus qu’à une vingtaine de pas, ils lui lancèrent leurs javelines. Toute rouge du sang qui coulait de ses blessures, la mère prit la fuite sans plus paraître songer à son enfant ; j’avais dépêché Sékouébou aux chasseurs pour leur porter l’ordre de ne pas attaquer l’éléphanteau. Le pauvre petit s’éloignait aussi vite que possible ; toutefois, les éléphants, vieux ou jeunes, ne prennent jamais le galop : une marche très-rapide est leur plus vive allure ; et Sékouébou n’était pas arrivé que le petit éléphant s’était réfugié dans l’eau, où mes hommes l’avaient tué. Le pas de la mère se ralentit par degrés ; puis, se retournant en poussant un cri de rage, elle se précipita sur les chasseurs, qui se dispersèrent en se jetant à droite et à gauche ; elle suivit une ligne droite, et passa au milieu de la bande éparpillée, ne s’approchant que d’un homme qui avait un morceau d’étoffe sur les épaules (les habits de couleur voyante sont toujours dangereux en pareil cas). Elle recommença trois fois cette charge, et ne parcourut pas plus de cent mètres dans les deux dernières ; ayant traversé un ruisseau, elle s’arrêta plusieurs fois pour regarder les chasseurs, malgré de nouvelles javelines qui lui étaient envoyées ; et, après avoir perdu considérablement de sang, elle chargea une dernière fois ses ennemis, tourna sur elle-même en chancelant, et mourut agenouillée.

Je n’avais pas suivi tous les détails de la chasse ; mon attention en avait été détournée par le soleil et la lune qui apparaissaient ensemble au milieu d’un ciel pur ; d’ailleurs je souffrais de voir détruire ces nobles animaux qui pourraient rendre de si grands services en Afrique, et le sentiment pénible que j’en éprouvais n’était pas atténué par la pensée que j’étais possesseur de l’ivoire que cette mort me faisait acquérir. Je regrettais qu’on eût tué ces pauvres bêtes, surtout l’éléphanteau, puisque pour le moment nous n’avions pas besoin de viande ; mais il est juste de dire que je n’avais pas éprouvé ces nausées lorsque la veille, chassant moi-même, j’avais le sang échauffé par l’ardeur de la poursuite. Nous devons peut-être juger les actions que nous ne sommes pas tentés de commettre avec plus d’indulgence que nous ne le faisons généralement. Si d’abord je ne m’étais pas rendu coupable du même fait, je me serais enorgueilli de ma sensibilité lorsque j’aurais senti mon cœur défaillir en voyant mes compagnons exterminer ces éléphants.

Deux médailles antiques représentant l’éléphant d’Afrique.

Celui que j’avais tué la veille était un mâle non encore parvenu au terme de sa croissance ; il mesurait au-dessus de l’épaule deux mètres cinquante-quatre centimètres ; la circonférence du pied de devant était d’un mètre dix centimètres, qui, multipliés par deux, égalent deux mètres vingt centimètres. La femelle avait atteint son complet développement, et mesurait deux mètres soixante-quatre centimètres de hauteur ; la circonférence du pied de devant était d’un mètre vingt-deux centimètres, qui, multipliés par deux, égalent deux mètres quarante-quatre centimètres. La hauteur des mâles adultes que l’on rencontre dans cette région est en général de trois mètres, ainsi que plus tard nous avons pu le constater ; la circonférence du pied de devant était alors de un mètre quarante-six centimètres, qui, multipliés par deux, égalent deux mètres quatre-vingt-douze centimètres. Nous donnons ces détails parce qu’il a été observé que deux fois la circonférence de l’empreinte laissée par le pied de devant sur la terre forme la hauteur de l’animal. Comme en effet cette empreinte est un peu plus large que le pied lui-même, elle semble fournir un moyen exact de mesurer la taille des éléphants qui ont passé ; toutefois les chiffres que nous venons de citer montrent que cette méthode est surtout applicable aux adultes. Dans le sud de l’Afrique, il suffit de la taille de l’éléphant pour le distinguer de celui des Indes : ici la différence est beaucoup moins sensible, la femelle y étant à peu près de la même grosseur qu’un mâle ordinaire de l’espèce asiatique ; mais l’oreille de la race africaine est un signe distinctif qui empêche de s’y méprendre, même en voyant une gravure. Celle de la femelle dont nous avons raconté la mort avait un mètre trente-cinq centimètres de longueur et un mètre vingt-deux centimètres de large. J’ai vu un nègre s’abriter complétement de la pluie en se glissant sous l’une de ces oreilles ; celle de l’espèce indienne n’a pas plus du tiers de cette dimension. Les éléphants représentés sur les médailles antiques prouvent que ce caractère important et distinctif n’avait pas échappé aux anciens ; Cuvier a même avancé qu’il était mieux connu d’Aristote que de Buffon.

Je désirais vivement savoir si l’éléphant : d’Afrique peut être apprivoisé ; je dois à la bienveillance de l’amiral Smyth, mon ami, de pouvoir donner au lecteur une solution satisfaisante de la question qui m’occupait. Deux médailles tirées du catalogue descriptif que l’amiral a fait de son cabinet de médailles romaines prouvent, par la dimension des oreilles, qu’elles représentent de véritables éléphants d’Afrique. Ceux-ci étaient même plus dociles que l’espèce asiatique, et on leur apprenait à