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À huit cents pas environ de la cascade, je change de canot pour en prendre un beaucoup plus léger, dont les rameurs habiles me font passer au milieu des tourbillons et des écueils, et me conduisent à une île située au bord de la rampe où les eaux viennent tomber. La rivière est basse et nous permet d’atteindre un lieu qu’il est impossible d’approcher lorsque les eaux sont grandes ; mais bien que nous ne soyons plus séparés de l’abîme que par une très-faible distance, personne, je le suppose, ne pourrait voir l’endroit où cette masse d’eau va s’engouffrer. La lèvre opposée de la fissure où elle disparaît n’est pourtant qu’à cinq mètres de nous tout au plus. Je gravis avec émotion la rampe du précipice, je regarde au fond d’une déchirure qui traverse le Zambèse d’une rive à l’autre, et je vois un fleuve de mille mètres de large, tombant tout à coup à une immense profondeur, ou il se trouve comprimé dans un espace de quinze à vingt mètres de large. L’abîme est tout simplement une rupture de la chaussée de basalte, crevasse profonde qui, après avoir croisé le lit du fleuve, se prolonge au nord du Zambèse à travers une chaîne de montagnes, sur un espace de trente à quarante milles. Figurez-vous, immédiatement au delà du tunnel de la Tamise, des collines boisées s’étendant jusqu’à Gravesend ; supposez une couche de basalte à la place du terrain fangeux de la ville de Londres ; imaginez une fissure d’un bout à l’autre du tunnel ; donnez à cette crevasse une longueur de quarante milles, à son ouverture un écartement de vingt-cinq à trente mètres à peine ; représentez vous la Tamise se précipitant tout entière au fond du gouffre, où elle se détourne et bondit en rugissant à travers les collines qui se déploient à sa gauche, et vous aurez une idée approximative du spectacle le plus saisissant que j’ai contemplé en Afrique. Si l’on regarde au fond de l’abîme du côté de la rive droite, on ne distingue rien qu’un nuage épais dont la masse blanche, à l’instant où je la regarde, est entourée de brillants arcs-en-ciel ; de ce nuage s’élève un jet de vapeur de cent mètres de haut ; à cette élévation la vapeur se condense, devient fuligineuse et retombe en une pluie fine qui a bientôt fait de transpercer mes habits ; elle est surtout sensible de l’autre côté de la fissure ; à quelques mètres de l’abîme se dresse un rideau d’arbres verts dont les feuilles sont mouillées perpétuellement ; une quantité de petits ruisseaux partent de leurs racines et vont se jeter dans le gouffre béant ; mais la colonne de vapeur, qu’ils rencontrent dans leur chute, les fait remonter avec elle, et jamais ils n’atteignent le fond de l’abîme, ou ils se répandent sans cesse.

À gauche de l’île, on peut suivre des yeux la masse écumante du fleuve se dirigeant vers les collines, et mesurer du regard la hauteur de la falaise d’où il se précipite. Les deux murailles de cette crevasse gigantesque sont perpendiculaires et formées d’une masse homogène ; l’eau, en coulant sur la roche, en a usé le bord à un mètre d’épaisseur et l’a dentelé comme une scie ; l’arête opposée est demeurée vive, excepté du côté gauche, où l’on aperçoit une fente, et d’où un quartier de roche paraît vouloir se détacher ; mais la crevasse elle-même se trouve encore dans l’état où elle a dû être à l’époque où elle s’est formée. La roche est d’un brun sombre jusqu’à trois mètres au-dessus du fleuve, endroit où elle est décolorée par les eaux qui s’élèvent chaque année à cette hauteur à l’époque des inondations. De l’endroit où je suis placé, on voit parfaitement la masse d’eau quitter son lit, tomber au fond du gouffre, en nappe aussi blanche que la neige, se briser en morceaux, si je puis parler ainsi, et lancer des jets d’écume de chacun de ses éclats, absolument comme les tiges d’acier que l’on brûle dans l’oxygène produisent des gerbes d’étincelles ; on dirait une myriade de comètes neigeuses précipitant dans l’abîme leur chevelure rayonnante. Je n’ai jamais vu qu’on ait signalé nulle part cet aspect singulier.

Les colonnes vaporeuses qui jaillissent de cet abîme sont évidemment le résultat de la compression de l’eau, dont la pesanteur, augmentée par la violence de la chute, se joint à la résistance qu’éprouve cette masse énorme. Des cinq colonnes, trois sont plus fortes que les deux autres ; le courant qui produit celles qui surgissent près de la rive gauche est, à l’endroit où il se trouve resserré entre le bord de l’île et celui du fleuve, plus considérable que la Clyde à Stonebyres, quand elle est débordée. Le Zambèse, dont à cette époque les eaux sont basses, a plus de six cents mètres de large à l’endroit où nous sommes, et plus d’un mètre de profondeur au bord du précipice. Je donne ces chiffres comme étant le résultat d’une approximation plutôt que d’un calcul rigoureux, et j’espère que d’autres voyageurs fourniront à cet égard des renseignements plus précis. Le fleuve, au-dessus des chutes, me paraît avoir une largeur de mille mètres ; mais il est fort possible que je me trompe : car, ayant estimé à Loanda qu’il y avait quatre cents mètres d’un point à un autre de la baie, il s’en trouva neuf cents. J’ai essayé de mesurer la largeur du Liambye avec un fil très-fort, qui était la seule ligne que j’eusse à ma disposition ; mais à deux ou trois cents mètres du rivage mes hommes se sont mis à causer, et n’ont pas vu, malgré mes avertissements, que le fil s’emmêlait ; ils ont continué de ramer, la ligne s’est rompue et le courant l’a entraînée. J’ai essayé vainement de me rappeler la manière dont on mesure un fleuve au moyen du sextant ; la seule chose qui me soit revenue à la mémoire, c’est que le procédé est fort simple et que je l’ai su autrefois ; j’en suis d’autant plus contrarié. Je me suis servi néanmoins d’un autre système pour mesurer le fleuve un peu plus bas, et je lui ai trouvé près de mille mètres de large ; c’est également la largeur que les Portugais lui ont reconnue à Têté, où je le crois moins étendu qu’en amont des chutes. Il est possible que je me trompe, mais ce serait alors en restant au-dessous de la vérité. Quant à la gravure qui accompagne ce récit, elle a été faite d’après une esquisse rapidement ébauchée sur les lieux, et complétée par le graveur au moyen des explications que je lui ai données. Pour voir l’abîme autant qu’il l’a montré, il faut s’a-