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montre la sépulture de sa fille qui est morte brûlée ; dans sa douleur il est allé chercher tous ses enfants et a construit des cabanes tout autour de l’endroit où sa fille est enterrée, afin, suivant son expression, d’y venir pleurer pour elle. « Si je ne gardais pas son corps, ajoute ce malheureux père, les enchanteurs viendraient l’ensorceler en mettant des charmes sur sa tombe. » Leur croyance à une autre vie est décidément beaucoup plus arrêtée que chez les tribus du sud ; les Barotsés eux-mêmes la partagent, et sont persuadés que les morts conservent des relations avec les vivants ; l’un de mes hommes de cette tribu, qui souffrait d’un grand mal de tête, me dit un jour d’un air pensif : « Mon père me punit parce que je ne lui donne rien de la nourriture que je prends. » Et comme je lui demandais on était son père, il me répondit : « Avec les Barimos, » c’est-à-dire avec les Esprits.

Le 30 mars, notre sentier quitte brusquement le plateau pour descendre dans la vallée du Qouango que nous longions depuis quelque temps ; la rampe est tellement abrupte, qu’elle ne peut être franchie qu’en certains endroits, et qu’il me faut mettre pied à terre, bien que mes hommes soient obligés de me soutenir pour m’empêcher de tomber.

Asseyez-vous à l’endroit d’où Marie Stuart assista à la bataille de Langside, regardez la vallée de la Clyde, et vous aurez sous les yeux le portrait en miniature de la vallée du Qouango qui se présente à nos regards : cent milles de largeur, couverts de sombres forêts qui garnissent les deux pentes et ne laissent entre elles qu’une prairie étroite et d’un vert clair, où le Qouango brille sous les rayons du soleil en serpentant vers le nord. La rampe que nous franchissons n’a pas moins de trois cent soixante-six mètres de hauteur perpendiculaire, et en face de nous s’élève une chaîne de montagnes imposante. Ce spectacle grandiose pour nous, qui sortons des forêts ténébreuses du Londa, me fait éprouver la sensation d’un voile pesant qui tomberait de mes paupières. La foudre éclate au sein d’un nuage qui plane au-dessus de la vallée, tandis que la montagne et la forêt sont inondées de soleil ; la nuée, en crevant, a mouillé la prairie sans que nous nous soyons ressentis de son passage, et le fond du val, qui des hauteurs nous semblait tout uni, est sillonné de cours d’eau profonds qui le traversent dans tous les sens. Je regarde derrière moi : la rampe que nous venons de descendre présente l’aspect d’une muraille dentelée ; elle offre des retraits nombreux, dont les côtes se projettent vivement et mordent la vallée de leurs éperons aigus, qui la font ressembler à une scie gigantesque ; de loin en loin le manteau boisé qui couvre les flancs et la cime de la Sierra se déchire et laisse apercevoir le sol rutilant que nous retrouvons partout dans cette région.

Le fleuve une fois traversé, nous nous trouvions sur le territoire portugais, bien qu’une zone de plus de six cents kilomètres nous séparât encore du littoral de l’Atlantique. Cette zone est un des beaux pays de la terre. Il ne nous fallut pas moins d’un grand mois pour la franchir. Enfin, le 31 mai, je fis, à la tête de mes Makololos, mon entrée dans Saint-Paul de Loanda. Il était temps, j’étais brisé de fatigue et de fièvre.

Les Makololos, transportés dans un monde, nouveau pour eux, se firent remarquer de toute la ville par leur bonne tenue et le sérieux de leurs manières. Ils regardaient avec un étonnement voisin du respect les édifices bâtis en pierre qui se trouvent dans les environs du port ; jusqu’à présent une maison à deux étages était restée pour eux une chose incompréhensible. J’avais toujours été obligé de me servir du mot case dans l’explication que je leur en donnais, et comme leurs cabanes sont formées de pieux enfoncés dans la terre, ils ne pouvaient pas se figurer comment les perches d’une hutte pouvaient être posées sur le toit d’une autre, ou s’imaginer qu’on pût demeurer à l’étage supérieur, dont le milieu devait être occupé par la toiture conique de la hutte qui le soutenait. Ceux des Makololos qui avaient vu ma petite maison de Kolobeng essayaient de la décrire à leurs compatriotes en leur disant : « Ce n’est pas une hutte, c’est une montagne où il y a plusieurs caves. »

Le commandant Bedingfeld et le capitaine Skene, dont les navires se trouvaient dans le port, les invitèrent à venir visiter leurs vaisseaux, le Pluton et la Philomèle. Connaissant l’inquiétude de mes nègres, dont plusieurs avaient éprouvé la crainte d’être vendus comme esclaves, je leur dis que celui d’entre eux qui avait le moindre soupçon n’avait pas besoin de venir, qu’il était libre de s’en dispenser ; mais ils vinrent presque tous, et quand ils furent sur le pont : « Ces hommes, leur dis-je en leur montrant les matelots, sont mes compatriotes ; la reine de mon pays les a envoyés précisément pour mettre un terme à la vente des esclaves. — C’est vrai, s’écrièrent-ils, c’est vrai, car ils vous ressemblent tous ! »

Aussitôt leurs craintes s’évanouirent, ils se mêlèrent aux hommes de l’équipage, qui, agissant comme l’auraient fait les Makololos en pareille circonstance, partagèrent avec eux le pain et le bœuf qu’ils avaient reçus pour leur dîner.

Le commandant permit aux Makololos de tirer un coup de canon ; et se faisant la plus haute idée de la puissance de l’artillerie qui était à bord, ils furent enchantés quand je leur eus dit qu’elle était destinée à combattre les marchands d’esclaves. Ils n’étaient pas moins émerveillés de la dimension du brick de guerre, et ils se disaient entre eux : « Ce n’est pas un canot, c’est une ville ; et quelle ville étrange que celle où, pour arriver, on grimpe avec une corde ! » C’était la phrase qui couronnait leur description du navire dont ils avaient baptisé l’entre-pont du nom de kotla.

On ne se figure pas l’heureux effet que produisit sur leur esprit la politesse des officiers et de l’équipage à mon égard : ils avaient eu pour moi infiniment de complaisance et d’affection depuis notre départ de Linyanti ; mais je grandis beaucoup dans leur estime quand ils virent la considération dont je jouissais parmi mes compatriotes, et ils me traitèrent désormais avec la plus grande déférence.