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les étranges cabrioles que l’on voit en général dans toutes ces assemblées. Un homme se leva et prit successivement les différentes attitudes les plus estimées du combat ; il feignit de jeter une javeline, d’en recevoir une autre en s’abritant de son bouclier, fit un bond de côté pour en éviter une troisième, courut à reculons, s’élança devant lui, exécuta des sauts de toute espèce, etc. Lorsque ceci fut terminé, les interprètes de la cour marchèrent d’abord à reculons ; puis s’étant avancés et placés devant Shinté, ils commencèrent à débiter à haute voix tout ce qu’ils avaient appris sur mon compte et sur celui de mes gens ; ils racontèrent mon histoire, parlèrent de mes relations avec les Makololos, du retour des captifs délivrés par nous, du projet d’ouvrir le pays au commerce, de la Bible comme étant la parole même du ciel, du désir qu’avait l’homme blanc de voir les différentes tribus vivre en bonne intelligence, ce qu’il devait d’abord enseigner aux Makololos qui avaient déclaré la guerre aux Balondas, bien que ceux-ci ne les eussent jamais attaqués. « Peut-être nous abuse-t-il, ajouta l’orateur, peut-être dit-il la vérité, nous n’en savons rien ; mais qu’importe ? les Balondas ont un bon cœur ; Shinté n’a jamais fait de mal à personne, il vaut mieux pour lui qu’il fasse un bon accueil à l’homme blanc et qu’il le mette sur son chemin. »

Une centaine de femmes, vêtues de leurs plus beaux atours, qui se composent d’une profusion de serge rouge, étaient assises derrière Shinté. La principale épouse de celui-ci, originaire de la tribu des Matébélés, était placée au premier rang, et avait sur la tête un curieux bonnet rouge. Après la fin de chaque discours, ces dames faisaient entendre une sorte de chant plaintif ; mais il fut impossible à aucun des mes hommes de distinguer si elles le faisaient à la louange de l’orateur, de Shinté, ou d’elles-mêmes. C’était la première fois que je voyais assister des femmes africaines à une réunion publique ; elles applaudissaient les orateurs en frappant dans leurs mains, elles leur adressaient des sourires, et Shinté se retournait fréquemment pour causer avec elles.

Je crois être utile aux artistes coiffeurs de Paris et de Londres, ainsi qu’à leurs belles clientes, en reproduisant ici quelques spécimens des coiffures adoptées par les lionnes de la cour de S. M. Shinté (voy. p. 56) ; seulement je doute qu’aucun dandy d’Europe soit tenté d’imiter, pour son compte, la mode cornue que les élégants Balondas ont empruntée aux buffles de leurs savanes (voy. p. 64).

Le 26 janvier, Shinté nous ayant donné huit de ses hommes pour nous aider à porter nos effets, nous avons traversé, du midi au nord, la charmante vallée que domine la ville ; puis nous sommes entrés dans une forêt peu épaisse, et nous sommes arrivés à un village où nous avons passé la nuit. À partir de là notre route a incliné à l’ouest.

C’est dans cette période de notre voyage que nous avons rencontré quelques habitants de la ville de Matiamvo (Muata Yamvo), une des villes les plus centrales de l’Afrique au sud de l’équateur ; ils avaient été, dépêchés par leurs compatriotes pour annoncer la mort de leur dernier chef, dont Matiamvo est le titre héréditaire, muata voulant dire chef ou seigneur.

Ces hommes racontent qu’il arrivait parfois au défunt de courir les rues dans un accès de fureur et de décapiter, sans distinction, tous ceux qu’il rencontrait, jusqu’à ce qu’il se fût entouré d’un monceau de têtes humaines : il avait droit de vie et de mort sur ses sujets, et l’on voit qu’il en faisait usage ; il expliquait sa conduite par la doctrine de Malthus, en disant que le pays était trop peuplé et qu’il devenait indispensable de diminuer le nombre de ses habitants. J’ai demandé, à cette occasion, si l’on faisait toujours des sacrifices humains à Cazembé, comme à l’époque où Péreira visita cette ville. Un des habitants de Matiamvo m’a répondu que ces sacrifices n’ont jamais été aussi communs que l’a rapporté Péreira, et qu’ils deviennent de plus en plus rares ; mais qu’il arrive parfois, lorsqu’un chef a besoin de certains charmes, qu’on tue un homme pour en avoir les morceaux qui sont indispensables à l’opération du magicien. L’individu qui me parlait ainsi ajouta qu’il espérait bien que le présent Matiamvo n’agirait pas comme son prédécesseur, et ne ferait mourir que les gens qui se seraient rendus coupables de sortilége et de vol. Cet homme est fort étonné, ainsi que les personnes qui l’accompagnent, de la liberté dont jouissent tous les Makololos ; et leur surprise est au comble lorsqu’ils apprennent que tous mes Zambésiens ont du bétail ; car chez eux le souverain seul possède du gros bétail.

Le 24 février, après avoir franchi de grandes plaines submergées, nous entrons, dans le voisinage du lac Dilolo, sur un territoire que l’inondation n’atteint pas, et dont les villages reconnaissent l’autorité d’un chef qu’on appelle Katendé ; arrivé là, je découvre avec surprise que les terres plates que nous venons de traverser forment un déversoir entre les rivières du nord et celles du midi ; car, tandis que les rivières que nous avons rencontrées jusqu’à présent coulaient toutes vers le sud, les eaux du district où nous sommes actuellement prennent une direction septentrionale pour aller se jeter dans le Kasaï ou Loké, principal alfluent méridional du Zaïre ou Qouango.

Le chemin que nous suivons, en nous rapprochant de l’ouest, nous conduit au milieu de populations fréquemment visitées par les marchands d’esclaves, dont l’odieux commerce est une cause d’effusion de sang ; car le chef qui a permis la vente d’un certain nombre d’enfants trouve nécessaire de se débarrasser des parents, dont il redoute les sortiléges. Néanmoins la croyance au pouvoir magique est si profondément enracinée chez ces peuples, que si parfois elle pousse au crime celui qui a besoin de se délivrer du sorcier, il arrive plus souvent qu’elle impose un frein au despotisme en faisant supposer aux mains du faible un pouvoir supérieur à celui du tyran, pouvoir d’autant plus fort que, d’après la foi de ceux qui le redoutent, il s’étend jusqu’au delà du tombeau. L’un des membres de la tribu de Kabinjé nous