Page:Le Tour du monde - 13.djvu/47

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chercher de l’eau. L’alligator étourdit sa proie d’un coup de queue et l’entraîne dans le fleuve, où elle est bientôt noyée. Il se tient souvent à l’affût dans la rivière, où son corps disparaît entièrement, et il est très-rare qu’un troupeau de vaches puisse traverser le Liambye sans payer au monstre le tribut de quelques veaux. Je ne peux pas voir, sans frissonner, mes compagnons franchir à la nage un bras du fleuve, depuis que l’un d’eux a été saisi à la cuisse et entraîné au fond de l’eau par un alligator ; l’homme, néanmoins, conservant tout son sang-froid, comme le font presque tous ses compatriotes en présence du péril, et par bonheur ayant sur lui un petit javelot, carré et barbelé, l’enfonça derrière l’épaule du monstre ; la douleur fit lâcher prise à l’alligator, et l’homme sortit de la rivière, portant sur la cuisse les marques profondes de la mâchoire du reptile. Les Makololos et les Barotsés n’éprouvent aucune antipathie pour les personnes qui ont maille à partir avec l’alligator ; mais chez les Bakouains et les Bamangouatos, celui qui est mordu par cet odieux reptile, ou qui a été seulement éclaboussé par la queue du monstre, est renvoyé de la tribu. J’ai rencontré sur les bords de la Zouga un de ces infortunés qui, chassé par les siens, était venu vivre chez les Bayéyès ; ce malheureux, craignant de m’inspirer la même répulsion qu’à ses compatriotes, ne voulait pas m’avouer la cause de son exil ; les Bayéyès m’en informèrent, et l’on voyait encore sur sa cuisse les balafres que le monstre lui avait faites. Quand par hasard un Bakouain s’approche d’un alligator, il crache par terre et annonce la présence du reptile par ces mots : « Boleo ki bo ! » (Il y a là une faute.) Ils s’imaginent que la simple vue du monstre peut causer une inflammation des yeux. Au reste, bien qu’ils n’hésitent pas à manger du zèbre, ils ont, à l’égard des individus que ce cheval tatoué a pu mordre, la même répulsion que pour les victimes de l’alligator, et ces malheureux sont obligés de s’enfuir au désert avec leurs femmes et leurs enfants.

Ces curieux vestiges d’un culte fondé sur l’adoration des animaux n’existent pas chez les Makololos. « Tout ce qui peut alimenter les hommes compose ma nourriture, » disait Sebitouané ; d’où il résulte que, parmi ses sujets, personne ne croit qu’on puisse être souillé par un aliment quelconque.

Arrivés à trente ou quarante milles de Libonta, nous renvoyons au chef du pays une partie des captifs que nous ramenons, ce qui nous impose l’obligation d’attendre ici les Makololos qui les reconduisent ; mais l’attente nous est facile : nous avons des vivres en abondance, une profusion de gibier, et nous vivons somptueusement. Il est pourtant bien dommage de tuer ces ravissantes créatures, elles ont tant de douceur et de confiance ! Je suis là, regardant avec admiration des pokous, des léchés, et autres antilopes de toute espèce, dont les formes délicates et les mouvements gracieux me ravissent, et je ne pense plus à mon fusil, lorsque mes compagnons, surpris de mon immobilité, viennent savoir ce qui m’arrive et provoquent la fuite du troupeau qu’ils effrayent.

Mes Zambésiens, qui jusqu’à présent ne s’étaient jamais servis d’armes à feu, trouvaient extrêmement difficile de tenir leurs mousquets d’une main ferme lorsque l’éclair s’échappait du bassinet, et me supplièrent de leur donner le philtre qui seul, croyaient-ils, me permettait de viser juste. J’essayai d’apprendre à mes compagnons la manière de se servir du fusil ; mais j’y aurais brûlé toute ma poudre, et il fallut continuer d’aller moi-même à la chasse, obligation qui m’était d’autant plus pénible, que la fracture de mon bras gauche ne s’était jamais consolidée. J’avais travaillé trop tôt après avoir été mordu par le lion, j’étais souvent tombé du haut de mon bœuf, tout cela avait empêché le cal de se former ; il en était résulté une fausse articulation qui m’obligeait, pour tirer, à placer mon fusil sur l’épaule gauche, afin d’y avoir un point d’appui, ce qui ne me permettait pas toujours de viser avec justesse ; et il arrivait, en général, que plus nos vivres étaient rares, plus j’étais maladroit.

Nous passons un dimanche au confluent de la Liba et du Liambye. Il y a déjà quelque temps qu’il pleut dans cette région, et les bois sont dans toute leur parure. On voit partout des fleurs d’une forme curieuse et d’une admirable beauté ; elles ne ressemblent pas à celles que j’ai vues dans le Midi ; les arbres diffèrent également de ceux qui croissent plus au sud. La plupart des essences qui composent la forêt ont les feuilles palmées largement développées ; les arbres sont couverts de lichens, et l’abondance de fougère que l’on remarque dans les bois prouve que la sécheresse y est moins grande qu’au midi de la vallée Barotsé. Les insectes commencent à fourmiller sous les plantes, et des chants d’oiseaux retentissent dans l’air aussitôt que le jour paraît : chants sonores et variés qui étonnent par leur puissance et que des cœurs joyeux épanchent à la gloire de celui qui les remplit d’allégresse, mais qui ne me semblent pas aussi doux que la voix des oiseaux qui ont charmé mon enfance. Nous nous levons de bonne heure pour jouir de l’air embaumé du matin, et nous faisons la prière. Toutefois, au milieu de ces beautés qui m’environnent, je ressens un vide de l’âme en regardant mes pauvres compagnons ; je souffre de leur tenue et de leurs paroles grossières, qui font un contraste si choquant avec cette nature à la fois splendide et gracieuse, et j’aspire au moment où nous serons tous en harmonie avec le principe éternel des âmes, source inépuisable de lumière et de beauté.

Extrait de la traduction de Mme H. Loreau.

(La suite à La prochaine livraison.)