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serrée contre la perche, au lieu d’y être suspendue par de longues cordes, ainsi qu’on le voit dans l’Inde. À quatre ou cinq pieds de l’entrée de ma tente est placé le feu de la kotla, dont celui de mes hommes, qui remplit l’office de héraut, est chargé de fournir le bois. La place d’honneur est devant la porte de la tente, et chacun prend celle qui lui appartient d’après le rang qu’il occupe. Pendant toute la durée du voyage, les deux Makololos sont restés, l’un à ma droile, l’autre à ma gauche, soit pour manger ou pour dormir. Aussitôt que je suis entré dans ma tente, Mashaouana fait son lit devant ma porte ; les autres se réunissent par tribus et élèvent de petits hangars autour du feu, en ayant soin de laisser devant le foyer un espace en forme de fer à cheval, qui soit assez grand pour contenir nos bêtes à cornes ; le feu les rassure, et on fait toujours en sorte qu’elles puissent l’apercevoir. Quant aux hangars, ils sont construits de la manière suivante : on enfonce dans la terre deux perches solides et fourchues, qu’on incline et qui en reçoivent une autre placée horizontalement ; des branches sont plantées dans la même direction que les deux fourches, et attachées à la perche horizontale avec des morceaux d’écorce. Le tout est recouvert de grandes herbes en quantité suffisante pour protéger contre la pluie ; et nous avons, en moins d’une heure, des appentis ouverts du côté du feu et où les animaux sauvages ne peuvent pas pénétrer. L’aspect de notre camp est pittoresque ; il offre une image paisible quand la lune brillante de ces régions caresse de sa lumière les grands bœufs endormis et les hommes couchés sous les hangars. Tout repose avec sécurité pendant ces belles nuits éclairées par la lune ; les bêtes féroces ne sortent pas de leur tanière et les feux peuvent s’éteindre ; aucun danger ne menace les hommes, dont le sommeil n’est pas troublé, comme il arrive souvent dans les villages, par des chiens affamés qui se jettent sur nos provisions ou rongent tranquillement les peaux graisseuses qui couvrent les dormeurs.

Nos repas sont généralement accommodés à la mode du pays ; mais comme les gens qui nous servent lavent soigneusement leurs pots et leurs mains avant de se mettre à la besogne, les mets qu’ils préparent ne sont pas à dédaigner. Ils ont apporté, d’après mes conseils, quelques modifications à leurs recettes, et ils sont persuadés qu’ils font maintenant la cuisine tout à fait comme les blancs. J’ai montré à plusieurs d’entre eux à laver mes chemises, ce dont ils s’acquittent fort bien, malgré le peu d’expérience du professeur, à qui personne n’avait appris le métier. Des changements de linge fréquents et la précaution que je prends de mettre ma couverture au soleil me sont plus salutaires que je ne l’aurais espéré. J’ai en outre la certitude que la propreté scrupuleuse dont ma mère nous a fait un besoin dès notre enfance, impose à ces peuples primitifs un profond respect pour les coutumes des blancs. Un Européen qui adopterait les habitudes des sauvages se dégraderait même aux yeux des individus qu’il aurait imités.

Nous avons traversé la dernière station des Makololos ; plus de villages, plus d’habitants, mais une contrée où la vie animale abonde sous toutes les formes ; plus de trente espèces d’oiseaux différentes volent au-dessus de la rivière ou se reposent sur ses bords. Des centaines d’ibis descendent le Liambye, comme le Nil au moment de l’inondation. De gros pélicans réunis en longues files, parfois de trois cents individus, s’élèvent et s’abaissent en décrivant des courbes régulières, et avec tant d’ensemble, qu’on les prendrait pour les anneaux d’un serpent gigantesque ; partout des nuées épaisses d’oiseaux noirs, qui se nourrissent de coquillages et que les indigènes appellent linongolos, des pluviers, des bécassines, des courlis et des hérons sans nombre.

De grands troupeaux de buffles sont couverts de jolis hérons blancs qui les suivent au vol quand ils se mettent à courir, tandis que le kala, bien meilleur écuyer, reste perché sur le garrot de l’animal lancé à toute vitesse.

Des becs-croisés au manteau noir, à la poitrine blanche et au bec rouge perchent dans le jour sur les bancs de sable, d’un air tranquille et satisfait. Leurs nids sont des trous simplement creusés dans ces bancs de sable, et dont ils n’ont pas même dissimulé l’ouverture ; ils les surveillent de près et maintiennent les marabouts et les corneilles à distance respectueuse de leurs œufs, en les chargeant à la tête ; lorsque c’est un homme qui s’approche, ils traînent l’aile et font semblant de boiter, comme l’autruche et le vanneau en pareille occasion. La singulière disposition de leur bec, dont la mandibule supérieure est beaucoup plus courte que l’inférieure, met les jeunes dans une situation encore plus embarrassante que la cigogne à la table du renard, et les oblige à recevoir la becquée de leurs parents jusqu’à un âge assez avancé ; l’amour de ceux-ci pour leur progéniture est proportionné à la faiblesse de leurs petits et à leur impuissance de se nourrir. C’est de leur mandibule inférieure, aussi mince que la lame d’ivoire d’un couteau à papier, qu’ils se servent comme d’une écope pour ramasser dans l’eau les petits insectes dont ils font leur proie. Ils ont de grandes ailes qu’ils agitent avec aisance en effleurant la rivière d’un vol continu, bien qu’ils tiennent leurs ailes au-dessus du niveau de leur corps. Ainsi que la plupart des mangeurs de nourriture aquatique, ils chassent pendant la nuit, qui est l’instant où les poissons et les insectes s’élèvent à la surface de l’eau ; et, ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’ils puissent le faire avec succès au milieu des ténèbres.

Nous voyons aussi un grand nombre de spatules presque toutes blanches, des flamants splendides, une énorme quantité de grues, les unes d’un bleu clair tout uni, les autres également bleues, mais à col blanc, et des demoiselles de Numidie.

La quantité d’alligators que nous rencontrons est prodigieuse ; ils sont plus féroces dans cette rivière que dans quelques autres, et ils font chaque année beaucoup de victimes parmi les enfants des villages qui ont l’imprudence de jouer au bord du Liambye quand ils vont