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chantée, en dépit de notre fatigue excessive, et de l’atmosphère étouffante.

Nous nous levons au point du jour, c’est-à-dire un peu avant cinq heures ; tandis que je m’habille, on prépare le café, je remplis ma tasse, le reste est partagé entre mes compagnons ; les maîtres le sirotent, pendant que les serviteurs se hâtent de charger les canots ; tout est bientôt prêt, et nous nous embarquons. Les deux heures suivantes sont les plus agréables de la journée ; la marche des canots est rapide. Les Barotsés, accoutumés dès leur jeunesse à manier la rame, ont les épaules et la poitrine largement développées, surtout en comparaison des membres inférieurs. Les hommes de notre flottille engagent souvent des querelles bruyantes d’une embarcation à l’autre, pour se distraire de la monotonie de leur besogne. À onze heures, nous descendons sur la rive, nous mangeons un peu de viande, s’il en reste du souper de la veille, ou du biscuit avec du miel, et nous buvons de l’eau du fleuve. Nous nous reposons pendant une heure et nous remontons dans notre canot, où je me blottis sous mon parasol. La chaleur est trop forte, et je suis trop faible, depuis mon accès de fièvre, pour que je puisse nourrir de ma chasse les hommes de mon escorte. Nous nous arrêtons parfois deux heures avant le coucher du soleil ; nous sommes tellement accablés que nous restons à la place où nous nous trouvons alors, et nous y passons la nuit. Le repas du soir se compose de café, d’un biscuit ou d’un morceau de pain grossier fait avec de la farine de sorgho ou de maïs ; quand par hasard j’ai été assez heureux pour tuer quelque chose, on coupe la viande en longues tranches, on la met dans une marmite, où l’on verse de l’eau de manière à ce qu’elle en soit couverte, on fait bouillir jusqu’à évaporation complète, et quand il ne reste plus d’eau, la viande est cuite à point.

À Gonyé, les indigènes transbordent nos pirogues de l’autre côté des cascades, en les suspendant à des perches qu’ils y attachent en diagonale et qu’ils portent sur leurs épaules ; ils travaillent de bon cœur, et la chose est bientôt faite. Ce sont de joyeux mortels, qu’un rien amuse et que le moindre mot plaisant fait tous éclater de rire. Ici, comme ailleurs, chacun me demande une séance de lanterne magique ; c’est un bon moyen de les instruire, et je suis heureux de les satisfaire. Comme tous ceux de leur race, ils aiment la danse avec passion, et passent une partie des nuits de pleine lune, à se livrer à cet exercice, avec une vigueur et un entrain que pourraient envier les derviches tourneurs de l’Orient.

Les chutes de Conyé ne sont pas constituées par l’épanchement d’une masse d’eau que ses bords ne contiennent plus, comme celle du Niagara ; c’est au contraire un étranglement du fleuve, resserré pendant plusieurs milles dans une gorge qui n’a pas cent mètres de large, et où il acquiert de quinze à dix-huit mètres de profondeur lorsque les eaux sont grandes. Ainsi comprimée, l’eau s’accumule et roule en bouillonnant avec une force qui ne permet pas au plus habile nageur de se soutenir à la surface. En amont des chutes, les îles sont couvertes d’une végétation admirable, et des rochers dominent la cascade ; le paysage est l’un des plus beaux que j’aie jamais contemplés.

Dans chaque village on nous traite avec une extrême générosité. Aux bœufs qu’ils nous donnent, les habitants ajoutent du lait, du beurre, et de la farine en si grande quantité, que nos pirogues ne peuvent pas tout contenir. Mes hommes vont pouvoir se graisser le corps pendant longtemps, pratique nécessaire qui prévient l’évaporation des fluides, et qui, faisant l’office d’un vêtement, protége la peau contre le soleil ou la fraîcheur de l’ombre.

Tous les Makololos savent donner avec grâce. « C’est un morceau de pain que je vous prie d’accepter, » vous disent-ils d’un air affable en vous donnant un bœuf. Je suis d’autant plus sensible à cette manière d’offrir, que les Béchuanas ne m’y avaient pas habitué. Les femmes continuent à me saluer de cris perçants, à m’accabler d’éloges, bien que je les engage souvent à modifier les « grand seigneur ! grand lion ! » qu’elles me prodiguent. Leur sincérité est évidente, et je ne peux pas m’empêcher d’être satisfait de la bonté qu’elles me témoignent.

Nous remontons ainsi le fleuve au milieu des souhaits les moins équivoques pour le succès de notre expédition. Les eaux s’élèvent déjà, bien que la saison des pluies soit à peine commencée ; les rives sont basses, mais nettement coupées et presque toujours à pic. En temps de sécheresse, elles ont de 1 mètre 20 à 2 mètres 40 d’élévation, et donnent au fleuve, en cet endroit, l’apparence d’un canal.

Libonta, où nous arrivons le 17 décembre, est la dernière ville des Makololos ; une fois que nous l’aurons quittée, nous ne trouverons plus sur notre passage que quelques stations habitées par des bouviers, puis les hameaux qui gardent la frontière, et enfin la contrée déserte qui s’étend jusqu’au Londa ou pays des Balondas. Libonta est construite sur une digue en terrasse, comme tous les villages de la vallée Barotsé ; elle appartient à deux des principales veuves de Sébitouané, qui nous donnent un bœuf et une quantité d’aliments de diverse nature. Chacun nous témoigne la même bonté, et nous recevons un présent de tous ceux qui possèdent quelque chose. Lorsque je jette les yeux sur mon journal, et que j’y vois la liste des libéralités de ces braves gens, je suis ému d’une profonde gratitude et je prie Dieu de me conserver pour que je puisse leur rendre quelque service en échange de ce qu’ils ont fait pour moi.

Avant de quitter la région des villages pour entrer dans un pays inhabité, disons quelques mots de la manière dont nous passons la nuit : aussitôt que nous avons abordé, quelques-uns de mes hommes coupent de l’herbe pour me faire un lit, pendant que Mashaouana, chef de mon escorte, est occupé à dresser ma tente. Les pieux qui la soutiennent servent, pendant le jour, à porter les fardeaux à la façon des Barotsés, qui est la même que celle des Indiens ; seulement dans ce pays-ci, la charge est