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de tout le monde, des étrangers aussi bien que de son peuple ; de pauvres gens venaient-ils chez lui vendre des peaux et des houes, il allait s’asseoir auprès d’eux, quelle que fût leur chétive apparence, et leur demandant s’ils avaient faim, il ordonnait à l’un de ses serviteurs d’apporter du miel, de la farine et du lait, y goûtait devant eux pour éloigner tout soupçon de leur esprit, et leur faisait faire un bon repas, peut-être pour la première fois depuis qu’ils étaient au monde ; ravis au delà de toute expression de ses manières affables et de sa conduite généreuse, ces étrangers sentaient leur cœur s’émouvoir et s’ouvrir, et non-seulement ils donnaient au chef qui les accueillait ainsi toutes les informations qu’ils avaient pu se procurer, mais encore ils chantaient ses louanges et les répandaient au loin : « Il a du cœur et il est sage, » nous disait-on partout, lorsqu’il nous arrivait de parler de Sébitouané.

Très-heureux de ce que nous n’avions pas craint de lui amener nos enfants, il se montrait profondément touché de cette marque de confiance, et promit de nous faire visiter toutes les parties de son territoire, afin que nous pussions y choisir un endroit pour y fixer notre demeure. Je devais, d’après le plan que nous avions formé, rester dans le pays, où je me livrerais à l’instruction des indigènes, pendant que M. Oswel descendrait le Zambèse afin d’en explorer les bords. Mais au moment de voir se réaliser le plus ardent de mes désirs, Sébitouané tomba malade d’une inflammation de poitrine qui s’aggrava d’une ancienne blessure qu’il avait reçue à la guerre. Je vis le danger de sa position et je n’osai pas prendre sur moi la responsabilité du traitement, dans la crainte que son peuple ne me reprochât sa mort ; j’en parlai à ses médecins qui approuvèrent ma conduite : « Vous êtes prudent et sage, me dirent-ils, chacun vous blâmerait s’il venait à mourir. » L’année précédente, les Barotsés l’avaient guéri de la même affection en lui starifiant largement la poitrine, mais à peine si les docteurs makololos lui incisèrent l’épiderme. Le dimanche suivant, j’allai le voir après l’office, avec Robert, l’aîné de mes trois enfants : « Approchez, me dit-il, et voyez dans quel état je me trouve ; maintenant tout est fini. » Comprenant qu’il connaissait la gravité de sa position, je ne crus pas nécessaire de le contredire et j’ajoutai quelques paroles au sujet de la vie future et de l’espoir qui nous attendait après la mort. « Pourquoi parlez-vous de cela ? répondit l’un des docteurs qui se trouvait auprès de lui. Sébitouané ne mourra jamais ! » Si j’avais insisté, le bruit se serait répandu que j’avais souhaité sa mort. Après avoir recommandé son âme à la-miséricorde divine, je me levais pour partir, lorsque se mettant à son séant, il appela un serviteur et lui dit : « Conduisez Robert à Maounkou (l’une de ses femmes) pour qu’elle lui donne un peu de lait. » Ce furent les dernières paroles que Sebitouané prononça.

L’usage des Béchuanas est d’enterrer leur chef dans l’endroit où sont renfermés ses bestiaux, et de conduire ceux-ci, pendant une heure ou deux, sur sa tombe, afin qu’elle soit complétement effacée. J’assistai aux funérailles, et, m’adressant aux membres de la tribu, je leur donnai le conseil de ne pas se désunir et de se rattacher à l’héritier de Sébitouané ; ils prirent cet avis en bonne part et nous dirent à leur tour de ne pas nous alarmer, qu’ils étaient loin de nous attribuer la mort de leur chef ; que Sébitouané avait été rejoindre ses ancêtres, mais qu’il laissait des enfants, et que chacun espérait que nous serions aussi bons pour ceux-ci que nous l’aurions été pour leur père.

Sébitouané était sans contredit le plus grand et le meilleur de tous les chefs de tribus que j’aie jamais rencontrés. Sa perte nous inspira de vifs regrets. Il légua heureusement ses sympathies pour les blancs à son fils Sékelétou qui lui succéda.

Les Makololos sont les derniers Béchuanas que l’on rencontre en allant vers le nord. Le nom de Béchuana est formé du mot chuana, qui veut dire pareils, auquel est ajouté le pronom bu (les), ce qui fait que Béchuanas signifie : égaux ou camarades. J’ai trouvé le nom de Béchuanas employé chez les peuplades qui n’avaient jamais eu de relations avec les Européens ; et la manière dont ils s’en servent ne permet pas qu’on puisse se tromper sur le sens qu’ils y attachent : « Nous sommes Béchuanas, et nous valons autant que pas un des membres de la nation, » répondent-ils à celui qui les insulte ; absolument comme les Irlandais ou les Écossais répondent en pareil cas : « Nous sommes Anglais, » ou bien : « Nous sommes Bretons. »


III


Départ pour le haut Zambèse. — Voyage de Linyanti au confluent du Liambye et de la Lyba, etc.

Le 11 novembre 1853 seulement je pus mettre à exécution mes projets d’exploration du bassin supérieur du Zambèse. Nous nous embarquâmes sur le Chobé, au point même où une année auparavant j’avais rencontré Sébitouané. Son fils Sékélétou, qui m’avait fourni une escorte, vint, suivi des plus grands personnages de la ville, jusqu’au bord de la rivière pour assister à notre départ et s’assurer que rien ne nous manquait.

Il a fallu ramer pendant quarante-deux heures pour venir de Linyanti à l’embouchure du Chobé, et nous avons fait cinq milles par heure.

Il serait très-difficile de déterminer d’une manière précise l’endroit où le Chobé vient tomber dans le Liambye, le fleuve et la rivière se divisant chacun en plusieurs branches au moment où ils s’abouchent. Mais un peu plus bas la réunion de toutes ces eaux forme un admirable coup d’œil pour celui qui a vécu pendant plusieurs années dans les plaines desséchées du Midi. Le fleuve est tellement large à quelques milles de l’embouchure du Chobé, que la vue perçante des sauvages confond les îles qu’il renferme avec le bord de l’autre rive.

Après avoir passé la nuit dans un village makololo, situé dans l’île Mparia, nous quittons le Chobé pour remonter le Liambye, et le 19 novembre nous nous retrouvons à Séshéké. Cette ville, bâtie sur la rive gauche du fleuve, renferme une population nombreuse, compo-