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les communications des voyageurs envoyés en 1860 sur les traces de Vogel !

Revenu à Zanzibar après ces deux courses sans résultat, M. de Decken se décida à se porter beaucoup plus au nord jusqu’au Djob, rivière dont l’embouchure est presque sous l’équateur. Quoique la reconnaissance en ait été tentée plus d’une fois, elle n’a jamais été poussée bien avant, et le cours de cette rivière, qui paraît considérable, est absolument inconnu à peu de distance de la côte. La même remarque s’applique, au surplus, ou bien peu s’en faut, à l’Osi et à la Sabaki. Le cours du Djob, quel qu’il soit, appartient au territoire des Somâl, race nombreuse dont le pays, peut-être aussi grand que la France et presque absolument inexploré, forme cette large corne que l’Afrique projette vis-à-vis de l’Arabie, et qui se termine par le cap Guardafui, — forme corrompue du nom arabe Râs Djardafoûn. De même sang et de même langue que les Gallas qui confinent au sud de l’Abyssinie (sauf la différence très-grande des dialectes), les Somâl n’ont rien du nègre, si ce n’est ça et là par suite de mélanges sporadiques. C’est une race blanche, qu’on peut nommer les Berbers de l’Afrique orientale. Ils en portèrent autrefois le nom, que les anciens connurent sous la forme grécisée ou latinisée de Barbari (pour Berberi), et ils ont plus d’une affinité avec les Berberah ou Barabrah de la Nubie. C’est, au total, une des populations africaines les plus curieuses, et assurément les plus importantes, dont l’étude est réservée aux futurs explorateurs.

Malheureusement c’est aussi une des plus barbares, comme vient de ne le montrer que trop la triste fin de l’expédition de M. de Decken. Il est vrai qu’a ce déplorable événement ont pu se mêler chez les indigènes des causes d’irritation déjà anciennes, et que les dépositions connues ne permettent pas d’apprécier. Quoi qu’il en soit, voici le résumé des rapports et des lettres arrivés par diverses voies en Angleterre et en Allemagne.

Parti de Zanzibar le 16 juin 1865 avec ses deux petits bâtiments, M. de Decken jetait l’ancre le 20 près de l’île de Toula, par 1 degré de latitude S. Après une courte reconnaissance, au moyen du Passe-Partout, de deux rivières voisines, la Toula et la Chamba, l’expédition gagna décidément l’embouchure du Djob ou Djouba, qui n’est que d’un quart de degré tout au plus au midi de l’équateur. On était alors à la fin de juillet. Une barre dangereuse obstrue l’entrée de la rivière. Le Passe-Partout lui-même, qui n’avait qu’un pied de tirant d’eau, ne la franchit pas sans accident, puisque l’ingénieur Hitzmann s’y noya ; et le Welf s’y endommagea assez sérieusement pour être obligé de rester plusieurs jours en réparation au village somâli de Djouba, à peu de distance de l’embouchure. On put enfin commencer le 15 à remonter la rivière.

Le 16, on arriva à Hindi, localité entourée d’une palissade percée de deux portes. Les habitants, descendus au lieu de débarquement, saluaient de clameurs bruyantes les bateaux fumants aux ailes mobiles, merveille inconnue que leur apportait la rivière. Les anciens envoyèrent une chèvre et un mouton, présent en retour duquel le baron leur fit porter le lendemain cinq thalers. Dans ces pays d’hospitalité patriarcale, rien ne se vend ; mais l’étranger serait fort mal venu qui ne répondrait pas à un présent par un présent.

Les deux bateaux remontaient la rivière à très-petites journées ; le 5 septembre la navigation devint plus difficile. Le 13, on passa devant un établissement somâli, où se trouvait le chef d’une ville d’Anolé, dont la situation n’est pas indiquée. Le 17, on dépassa la position de Mantchor (ou Mansor), lieu qui ne touche pas à la rivière et n’en est pas visible. Les indications du journal ne sont pas suffisantes pour déterminer la position de cette place ; les renseignements que le lieutenant Christopher, de la marine royale, a consignés sur sa carte[1], la mettent et un peu moins de 140 milles anglais de la côte. Le 19, on atteignit la ville de Berdéra[2], résidence du sultan ou chef du pays. Les habitations s’étendent sur les deux bords de la rivière, et occupent un terrain assez élevé.

La réception du chef fut en apparence assez amicale, quoique les exigences des Somâl pour la vente des provisions soulevassent bien de temps à autre d’assez vives discussions. C’était un homme de Brava (bourgade de la côte, à mi-chemin de l’embouchure du Djob, vers le N. E. et Magadokcha) qui servait d’interprète. Six jours se passèrent ainsi ; on repartit le 25 pour continuer de remonter la rivière.

Le lendemain on se trouvait en présence de rapides qui barrent le cours du Djob, et presque au même moment le Welf (le plus grand des deux bateaux) porta si malheureusement sur les rochers, qu’une forte voie d’eau s’y déclara. Il fallut transporter à terre le chargement tout entier, pour essayer de remettre le bâtiment en état. On a vu que déjà il avait été fortement endommagé au passage de la barre. M. de Decken voulut retourner à Berdéra sur son Passe-Partout, pour en ramener du secours ; il partit le 27, accompagné du docteur Link (le médecin de l’expédition), de l’interprète, des deux guides et de quatre nègres. De ce moment les événements se précipitent et la catastrophe est imminente.

Le lieutenant Schick, commandant du Welf, avait été laissé à la garde des effets déposés sur la rive, vis-à-vis du bâtiment échoué ; pendant trois jours, du 28 au 30, on travailla aux réparations du bateau, qui fut remis à flot. Sur ces entrefaites, les Somâl s’étaient amassés en grand nombre autour du camp. Voir la rive couverte de riches épaves sous la garde de huit à dix hommes, c’était une forte tentation pour des gens qui vivent en partie de pillage : ils n’y résistèrent pas. Les armes à feu les tinrent un moment en respect, mais le nombre l’emporta. Déjà deux Européens étaient tombés, mortellement frappés, et une partie des noirs de l’escorte avait pris la fuite. Il ne restait au lieutenant qu’un seul

  1. Au XIVe vol. du journal de la Société de Géographie de Londres, 1844.
  2. Le lieutenant Christopher écrit Bardèrh, et la met à 20 milles au-dessus de Mansor.