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tiers des gradins sont dans un état de conservation presque parfaite, et les yeux d’un archéologue peuvent même y déchiffrer des inscriptions en l’honneur de Jupiter et des rois. De leurs siéges de pierre, taillés dans le flanc de la colline, les citoyens de Syracuse embrassaient d’un coup d’œil la scène où s’étaient accomplis les plus grands faits de leur histoire. Ils voyaient à la fois les murs et les temples d’Ortygie surmontés par le bouclier resplendissant de Minerve protectrice, les bords de l’Anapus où leurs pères avaient livré de si terribles batailles contre les Athéniens, le promontoire lointain de Plemmyrium et l’entrée du port, où tant de victoires brillantes avaient été successivement remportées, et là-bas, vers l’ouest, au pied des montagnes, ces défilés, qu’avaient franchis, quelques jours avant le désastre suprême, les deux armées en déroute de Démosthènes et de Nicias. Tout en applaudissant les actions de leurs héros représentées par les artistes, les Syracusains assemblés pouvaient contempler au delà, comme dans le cadre d’un immense tableau, les lieux mêmes où s’accomplirent tous ces exploits, et plus loin les flots bleus de la mer Ionienne qu’avaient parcourus les navires de leurs ancêtres Corinthiens. Au-dessus de ce théâtre, où se pressaient autrefois les spectateurs par milliers, s’élève de nos jours un moulin rustique dont l’eau descend en minces filets sur les gradins et fait germer quelques plantes aquatiques entre les pierres descellées.

Immédiatement au delà du moulin s’ouvre une voie sépulcrale qui monte vers le plateau d’Épipole, à l’ouest de Neapolis et des autres quartiers de Syracuse. Dans ce chemin creux, on pourrait se croire transporté en pleine Grèce du passé, à vingt-cinq siècles en arrière. Des deux côtés de la voie s’ouvrent les tombeaux qui semblent prêts à recevoir les corps ; le rocher qui forme le sol de la route est encore sillonné des profondes ornières qu’y creusèrent les chars des guerriers grecs. C’est là, suivant la tradition, que passait jadis Timoléon, le Washington des temps antiques, alors que de sa maison de campagne il se rendait au théâtre pour conférer avec le peuple. Dans cet étroit chemin où tout rappelle le passé, il me semblait que j’allais voir apparaître soudain le beau vieillard, porté, comme jadis, sur les épaules des citoyens.

Le grand plateau d’Épipole, qui s’étend à plusieurs kilomètres de distance entre le golfe d’Agosta et la vallée de l’Anapus, n’offre plus même une pierre, plus même un débris des palais et des temples de ce qui fut autrefois Syracuse : tout a disparu, comme si le vent avait emporté jusqu’à la poussière de la cité. Seulement le murmure de l’eau, qui coule tantôt à découvert, tantôt dans les profondeurs du sol, rappelle le souvenir de ceux qui construisirent l’aqueduc lors de la fondation de Syracuse. Après avoir marché pendant deux heures, on arrive au point le plus élevé du plateau que couronne la forteresse grecque d’Euryalus, la mieux conservée qui existe encore. Cet ouvrage de défense, dont la construction fut peut-être dirigée par le grand Archimède, se compose de deux hautes murailles séparées l’une de l’autre par un fossé de huit mètres de profondeur et percées de chemins couverts où se cachaient les hommes d’armes pour s’élancer sur les assiégeants. La deuxième muraille, qui est la plus élevée, est surmontée de quatre pyramides entre lesquelles étaient placées des machines balistiques, de même que des canons sont placés dans les embrasures des remparts modernes. De ces pyramides de pierre blanche, où le lézard se chauffe au soleil et qui furent autrefois rougies du sang de tant de vaillants hommes, on jouit d’une vue enchanteresse. L’Etna lointain avec ses vapeurs dorées, le port et la péninsule d’Agosta, la presqu’île de Magnisi, semblable à une feuille de trèfle flottant sur les eaux, l’île d’Ortygie, le port de Syracuse, la plaine verdoyante de l’Anapus, le fier mont Hybla, le demi-cercle de la mer bleue, toutes ces parties de l’immense tableau contribuent, par la grâce ou la hardiesse de leurs lignes, à la beauté ravissante de l’ensemble. On comprend qu’en contemplant cet admirable pays où il devait, d’après l’ordre de sa cruelle patrie, porter le meurtre et la destruction, Marcellus se soit pris à verser des larmes.

Le lendemain de ma visite au fort d’Euryalus, j’allai voir dans la plaine de l’Anapus, non pas un monument ruiné des Grecs ou des Romains, mais une œuvre de la nature, encore aussi charmante qu’elle l’était aux temps de Théocrite et de Moschus. C’est la fontaine de Cyane, au doux nom grec qui veut dire « l’azurée. » Pour s’y rendre, il faut d’abord voguer sur l’eau marécageuse de l’Anapus, qui sent la fièvre et la mort ; mais, au pied d’un dattier qui se penche au-dessus du confluent, la barque pénètre dans l’eau pure du ruisseau de Cyane. Le petit cours d’eau déroule ses sinuosités dans la plaine, à la base de la terrasse qui porte encore deux colonnes inclinées d’un temple de Jupiter Olympien. Des herbes flottantes, aux reflets argentés, arrêtent la marche du bateau ; des massifs de papyrus égyptien, que l’on croyait autrefois les seuls de toute la Sicile, s’élèvent à quatre et cinq mètres de hauteur et se recourbent gracieusement sur le ruisseau en entremêlant leurs bouquets de fibres délicates pareilles à la soie la plus fine.

Après une longue navigation sur l’eau si claire du ruisseau et sur les épaisses couches d’herbes traînantes qui l’obstruent, le bateau pénètre enfin dans le bassin de la source aux bords frangés d’iris et de papyrus. L’eau, profonde de huit à neuf mètres, est parfaitement transparente et l’on peut suivre du regard, à travers la couche bleue, les poissons qui nagent entre les rochers du fond. Comme sa sœur Aréthuse, Cyane s’élance des grottes d’un coteau calcaire, mais la tradition ne dit point qu’elle soit aussi venue des rivages de la Grèce en plongeant sous les flots de la mer Ionienne. Non, la nymphe Cyane était bien de la Trinacrie ; c’était une compagne de Proserpine et, comme la noire fille de Cérès, elle se couronnait de fleurs, lorsque le sombre Pluton apparut sur son char de feu et « cueillit lui-même la gracieuse vierge, la plus belle de toutes les fleurs. » Cyane voulut s’opposer au destin et lutter contre le dieu