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chers qui ferment le jardin. Ici, un massif calcaire complètement isolé, s’élève comme une grande tour au milieu de la verdure ; plus loin, on aperçoit au-dessus de sa tête un pont de bois jeté sur un précipice entre deux escarpements parallèles ; ailleurs, d’énormes blocs, tombés des flancs de la roche, forment autant de monticules d’où l’on contemple à son aise le merveilleux spectacle que présente le gouffre tortueux et verdoyant.

Le jardin qui, de l’autre côté de la Méditerranée, sur les côtes de la Tripolitaine, acquit autrefois tant de célébrité sous le nom de Jardin des Hespérides, ressemblait certainement à celui de l’Intagliatella, si ce n’est qu’il était moins riche en variétés de plantes. « C’était, nous dit Scylax, un lieu profond, escarpé de toutes parts et n’étant accessible d’aucun côté. Le jardin était rempli d’arbres serrés les uns contre les autres et dont les branches s’entrelaçaient ; on y voyait des lotus, des pommiers de toute espèce, des grenadiers, des poiriers, des arbousiers, des mûriers, des vignes, des myrtes, des lauriers, des lierres, des oliviers domestiques et sauvages, des amandiers et des noyers. » De nos jours, l’ancien jardin des Hespérides est devenu, d’après le témoignage de Beechey, un précipice dont le fond est souvent rempli d’eau, tandis que les carrières de Syracuse ont été transformées en vergers d’une beauté luxuriante, et sont devenues, dans leur genre, ce qu’il y a de plus admirable en Sicile.

Et pourtant, ce paradis de l’Intagliatella et les autres latomies de Syracuse ont été d’affreuses prisons. C’est là, qu’après leur terrible défaite sur les bords de la petite rivière Asinarus, les sept mille prisonniers athéniens furent enfermés. C’est là ce « lieu profond et découvert, où les malheureux furent d’abord tourmentés par la chaleur du soleil et par un air étouffant, ensuite par les nuits fraîches de l’automne qui changèrent leurs souffrances en des souffrances contraires, et leur causèrent de nouvelles maladies. Ils étaient forcés de satisfaire, dans un lieu resserré, à toutes les nécessités de la vie. Les morts mêmes y étaient entassés ; les uns avaient péri de leurs blessures, les autres des variations de température qu’ils avaient éprouvées. On y respirait une odeur insupportable et les prisonniers étaient à la fois tourmentés de la soif et de la faim (Thucydide). » Le nom de Latomia de’Greci que porte aussi l’Intagliatella est dû au souvenir de ces malheureux captifs. En plusieurs parties de la carrière on montre, creusées dans l’épaisseur du rocher, de vastes et hautes salles où furent enchaînés les Athéniens, et après eux de nombreuses victimes de la tyrannie des Denys et des Agathocle. Des trous forés dans le roc indiquent les endroits où s’attachaient les chaînes de fer qui retenaient contre la muraille les mains ou les cous des prisonniers ; plus haut se voient aussi les traces des escaliers par lesquels les geôliers apportaient la pitance aux captifs. Enfin, une haute galerie qui débouche non loin de la voûte serait, s’il faut en croire le cicerone, l’endroit où venait s’installer le tyran Denys pour voir au fond du gouffre ses victimes enchaînées et se détecter de leurs tortures.

Il est une carrière à laquelle cette tradition s’applique encore d’une manière plus spéciale qu’à l’Intagliatella : c’est la célèbre latomie del Paradiso où se trouve la caverne désignée sous le nom d’Oreille de Denys. Cette latomie qui ne répond point aux promesses de son nom, car elle est encombrée de débris, est creusée entre le théâtre et l’amphithéâtre, dans le quartier de l’ancien Neapolis situé à l’ouest de l’Acradine. L’Oreille de Denys s’ouvre dans la paroi méridionale de l’ancienne carrière. C’est un énorme tympan, de forme parabolique, ayant plus de 20 mètres de hauteur et 60 mètres de développement. Les parois de l’excavation, qui se rapprochent graduellement vers l’extrémité, sont taillées comme au ciseau et revêtues d’une mince couche de concrétions calcaires : au moindre bruit, de longs échos résonnent confusément dans la caverne. À quoi servait cette cavité ? Était-ce, comme le prétendent certains archéologues, une espèce de table d’harmonie pour la scène du théâtre qui se trouve à quelques mètres de là de l’autre côté du rocher ? On n’en sait rien ; mais l’hypothèse émise par Caravage, d’après lequel cette grotte serait une prison ingénieusement construite par Denys, s’est transformée en légende populaire. Les abords de l’Oreille de Denys sont le rendez-vous de mendiants de toute espèce : l’un vous hurle une explication dont vous vous seriez bien passé, l’autre fait mine d’ouvrir une porte qui n’a pas de serrure, un troisième vous offre une médaille douteuse, un quatrième offre galamment un verre d’eau, d’autres encore ont des pierres, des stalactites à vous montrer ou des échos à faire retentir ; puis vient la foule des quémandeurs moins ingénieux qui se bornent à tendre la main. Ce n’est point sans peine que je parvins à continuer en paix ma promenade.

À côté de la carrière du Paradis se trouve un monument, unique dans son genre, qu’on a découvert et débarrassé d’une couche de décombres en 1839 : c’est un immense autel ayant 193 mètres de long sur une largeur de plus de 18 mètres. Il avait été élevé par Hiéron II, le même qui, dans son amour de l’énorme, avait fait construire un navire de 12 000 tonneaux, d’un trop fort tirant d’eau pour tous les ports de la Sicile. Sur le grand autel de Syracuse, les prêtres pouvaient égorger et faire monter en fumée vers le ciel toute une hécatombe. Chaque sacrifice était une effroyable boucherie et se terminait par un vaste embrasement de chairs et de débris. Il est vrai qu’à côté de la sinistre plate-forme de l’ancien autel se trouvent les restes d’un monument romain où s’accomplissaient des rites plus terribles encore : l’amphithéâtre où se déchiraient les bêtes féroces et combattaient les gladiateurs.

Le théâtre, qui fait partie du même groupe de constructions que l’autel et l’amphithéâtre, est un des plus beaux restes de l’antiquité grecque. Il dépassait en dimensions tous les autres théâtres de la Sicile et pouvait contenir plus de vingt-quatre mille spectateurs. Les deux