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par la désignation de Musa di Porco (grouin de porc) : entre ces deux mots, il y a l’espace qui sépare deux civilisations.

L’île d’Ortygie, que les premiers colons grecs, conduits par le Corinthien Archias, achetèrent, il y a deux mille six cents ans, pour un gâteau de miel, est le seul quartier de l’antique Syracuse qui soit encore habité. Sur la partie la plus élevée de l’île, portant jadis le nom d’Acropole, se dresse encore l’ancien temple de Minerve, rival de celui d’Athènes. Ce monument dorique a plus de vingt-quatre siècles d’existence. Avant d’être dévasté et partiellement démoli par les proconsuls romains, les chrétiens du Bas-Empire et les tremblements de terre, le sanctuaire de Minerve était décoré avec une extrême magnificence ; des tableaux, considérés comme les chefs d’œuvre de la peinture grecque, recouvraient les murailles ; la grande porte de bronze qui s’ouvrait sous le péristyle était ornée de bas-reliefs en or et en ivoire merveilleusement travaillés. Au-dessus du fronton brillait aux rayons du soleil un énorme bouclier d’airain rehaussé d’or : c’était l’égide symbolique de la cité, et lorsqu’un navire s’éloignait du port, le pilote, tenant en sa main une coupe couronnée de fleurs et pleine de cendres prises à l’autel de Junon, ne manquait jamais de jeter un regard sur le bouclier lointain avant d’offrir ses libations aux dieux de la mer et des tempêtes. De nos jours, le temple célèbre, qui fut le Parthénon de Syracuse, est devenu une église du plus mauvais goût, un amas de plâtras et de sculptures baroques. D’un côté neuf colonnes, de l’autre douze, sont empâtées dans la maçonnerie moderne, et, de plus, on a fait ce travail barbare d’une manière tellement grossière que de la nef on voit seulement les colonnes de la rangée méridionale ; l’autre colonnade, aux chapiteaux disjoints et festonnés de plantes grimpantes, fait saillie au dehors de la muraille extérieure. Tout le reste a été détruit, mutilé ou recouvert de moellons et de plâtre par les architectes chrétiens, plus vandales cent fois, au point de vue de l’art, que ne l’ont été les Vénitiens ou les Turcs prenant le Parthénon d’Athènes pour cible de leurs boulets.

La fontaine d’Aréthuse jaillit au bord de la mer, non loin de l’ancien temple de Minerve. C’est une source très-abondante qui s’élève à gros bouillons au niveau même de la Méditerranée et que la mer envahirait si la nappe d’eau douce n’était défendue par une haute muraille contre la pression des vagues. Naguère c’était un lavoir public où de vieilles femmes, aux haillons retroussés au-dessus du genou, barbottaient dans l’eau blanche de savon. Les notables de Syracuse, honteux de l’état dans lequel se trouvait leur fontaine sacrée, viennent d’établir, à côté d’Aréthuse, un lavoir souterrain où les blanchisseuses ont toute l’eau nécessaire ; la source elle-même garde jusqu’à la mer sa pureté primitive. Quelques massifs de fleurs entourent la fontaine et des touffes de papyrus se déploient en ombelles au-dessus de l’eau transparente. Deux ou trois canards nagent au milieu des herbages flottants où les anciens Grecs voyaient la chevelure de la nymphe divine.

Le jaillissement de la fontaine d’Aréthuse, dans la petite île d’Ortygie, est un curieux phénomène géologique, car il faut nécessairement que cette abondante masse d’eau provienne des montagnes de l’intérieur de la Sicile et passe au-dessous des marais et du détroit situés entre l’île et le mont Hybla. Toutefois les Syracusains ne regardaient point les hauteurs de la Sicile comme le lieu où se rassemblent les premières eaux d’Aréthuse ; plus hardis dans leur imagination, ils tournaient leurs yeux vers la terre de leurs ancêtres. L’eau pure de la source, les rochers blanchâtres qui l’entourent, le paysage entier que forment les rives du golfe, tout leur rappelait la patrie. Cette terre natale, ils l’avaient quittée ; mais, en se rendant sur les côtes de la Sicile, ils y avaient en même temps porté leurs dieux ; bien plus, une nymphe de la Grèce, bravant, comme ils l’avaient fait eux-mêmes, les flots de la mer Ionienne, les avait suivis sur le sol étranger, et le fleuve Alphée, plongeant à la poursuite de la belle Aréthuse, avait mêlé son onde, sur les plages de Sicile, à l’onde chérie de la fontaine. Parfois, disent les marins, on voit encore Alphée jaillir de la mer, tout près du rivage, et dans son courant tourbillonnent des feuilles, des fleurs et des fruits des arbres de la Grèce. Est-il une légende qui raconte d’une manière plus touchante l’amour du sol natal ? La nature tout entière avec ses fleuves, ses fontaines et ses plantes, avait suivi l’Hellène dans sa nouvelle patrie.

Outre le temple de Minerve et la source d’Aréthuse, l’île d’Ortygie n’offre guère aux visiteurs que des curiosités archéologiques, telles que deux colonnes d’un temple de Diane, des restes de bains et quelques débris byzantins et normands. Le musée, espèce de grange où la lumière rampe sous les voûtes humides, renferme, avec diverses sculptures et poteries d’une médiocre valeur, une Vénus d’une grande beauté, un magnifique buste de Méduse en bronze et des médailles admirablement frappées. C’est là tout ; mais il est probable que des fouilles amèneraient d’importantes découvertes. Toutefois, ce qui serait plus désirable encore, c’est que les descendants de ces Grecs, qui comptèrent parmi leurs hôtes et leurs concitoyens des hommes tels qu’Eschyle, Pindare, Platon, Timoléon, Archimède, se relèvent enfin de leur abaissement et préparent un avenir prospère à leur cité jadis si fameuse. La partie péninsulaire de Syracuse portait le nom d’Acradine. Le seul débris de ce quartier disparu est une colonne du Forum. Quelques couvents et des églises d’architecture vulgaire ont remplacé les palais et les temples, et montrent leurs grandes façades nues au milieu de la campagne rocheuse. Sur ce plateau désolé, rien n’attire les regards, c’est dans la terre elle-même qu’il faut chercher les curiosités de l’Acradine. À côté de l’église San Giovanni, gardée par deux moines barbus, se trouve l’entrée des catacombes de Syracuse. Ces galeries sépulcrales, qui n’ont jamais été explorées en entier, sont beaucoup plus