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inconnue dans la Sicile. Quant aux jeunes soldats condamnés à un service qui, pour eux, était la déportation, ils ne tentaient aucunement de faire contre fortune bon cœur ; ils ne s’étaient point décorés de cocardes et de rubans, et ne chantaient point à tue-tête de refrains patriotiques comme les conscrits français ; mais, penchés sur le bordage du navire, ils essayaient de discerner encore les traits aimés qui devenaient plus indistincts à chaque tour de roue du bateau ; dans le murmure confus des cris et des sanglots affaiblis par la distance, ils cherchaient à reconnaître des voix connues ; ils voulaient retenir le sol natal qui s’éloignait, et plus d’un avait des larmes dans ses yeux en voyant s’élargir l’espace qui le séparait de la patrie.

En essayant de traverser la foule réunie sur le pont, je me heurtai contre un obstacle dont je ne me rendis pas bien compte tout d’abord. Deux hommes se retournèrent en me montrant une lourde chaîne qui les attachait l’un à l’autre par la main, et, sans honte, sans émotion, ils me dirent d’une voix bienveillante :

« Excusez, Monsieur, vous le voyez, nous sommes des galériens. »

Je me reculai, non par un sentiment de frayeur ou de dégoût, mais dans la crainte d’avoir humilie ces malheureux par la découverte que je venais de faire. Toutefois je m’aperçus bientôt que le triste aveu n’avait aucunement fait souffrir leur amour-propre, et que leurs idées sur la dignité personnelle n’avaient rien de commun avec les miennes. Les deux prisonniers, sans rien perdre de leur sang-froid, continuèrent de s’entretenir amicalement avec les gendarmes qui les accompagnaient. Sauf les chaînes, on eût dit des camarades auxquels la destinée avait assigné des rôles différents, mais non moins honorables l’un que l’autre. La plus parfaite égalité régnait entre les gardiens et les captifs 1 on riait ensemble, on se racontait des historiettes, on se donnait réciproquement des noms familiers, on changeait de cigares ou de pipes. Les gendarmes n’en voulaient pas à ces pauvres diables pour des « malheurs ou des peccadilles, » et de leur côté, les brigands, acceptant leur sort avec une résignation philosophique, semblaient se dire qu’ils valaient bien leurs interlocuteurs. D’autres condamnés, groupés dans la même partie du bateau, paraissaient également se mettre au-dessus de tout vulgaire sentiment de honte ou de remords. L’un d’entre eux, coupable d’assassinat, avait une figure innocente et candide : ses cheveux plats partagés au milieu du front, ses traits régulièrement dessinés, ses lèvres imberbes, la douceur de son regard imperturbable le faisaient ressembler à une jeune fille, et comme s’il eût voulu se donner encore une apparence plus féminine, il avait enveloppé sa tête d’un mouchoir de femme et s’était drapé dans une espèce de burnous aux longs plis serré par une écharpe autour de la ceinture. Un autre brigand, solide gaillard à la haute taille et aux larges épaules, se promenait majestueusement sans même se donner la peine de cacher ses menottes sous un pli de son manteau : il laissait tomber un regard protecteur sur tous ses voisins, galériens, gendarmes ou simples passagers libres. D’autres prisonniers étaient nonchalamment étendus et jouaient avec leurs chaînes comme avec des breloques. Un seul restait à l’écart et baissait la tête ; il me sembla même qu’il frissonnait ; mais, comme Bailly, ce devait être de froid, car il était très-légèrement vêtu et le vent soufflait avec force.

Je me sentis attristé jusqu’au fond du cœur à la vue de ces hommes que la société avait rejetés de son sein, et qui, par manque de dignité, ne sentaient même pas combien est terrible cette peine d’exclusion qui les frappe. Pour échapper à ce douloureux spectacle, je m’enfuis à l’autre extrémité du navire et j’essayai de me consoler en contemplant le magnifique panorama de la côte. Nous approchions du promontoire de Panagia qui s’étend au nord de la baie de Syracuse, et déjà nous pouvions distinguer sur la colline les ruines de l’antique forteresse grecque d’Euryalus. Un Syracusain, plein d’enthousiasme pour sa ville natale, nous montrait fièrement du doigt toutes les localités célèbres dans l’histoire de sa patrie. « Voyez, c’est dans cette crique, au pied de la colline de Belvédère, que débarquèrent les Athéniens avant leur attaque infructueuse contre l’Épipole. » — « À gauche, vous apercevez un groupe de maisons. C’est près de là que Marcellus prit terre avec son armée. » — « Plus haut, sur la croupe de la colline, vous distinguez quelques pans de murailles. C’est par là que l’ennemi pénétra dans la ville. » — « Regardez l’aride plateau qui portait autrefois les palais de l’Acradine. » — « Ce sont là les rochers dans lesquels sont creusées les latomies. » Mais déjà nous n’avons plus besoin d’indications, car voici le « port marmoréen, » voici l’île rocheuse d’Ortygie où se pressent les maisons de la cité, voici le temple de Minerve et la fontaine d’Aréthuse !

L’île qui renferme tout ce qui reste de la ville de Syracuse n’est séparée de la Sicile que par un fossé en partie artificiel où viennent remiser les barques des pêcheurs et par une série de ponts-levis et de fortifications en zigzag. Au nord de l’île se développe l’anse semi-circulaire qui fut nommée le port marmoréen, à cause des nombreuses statues de marbre érigées sur ses bords par les tyrans Denys et Agathocle. Ces œuvres de sculpture ont depuis longtemps disparu, mais l’anse peut bien garder son nom, car les roches de calcaire blanc, entrevues à diverses profondeurs à travers les flots transparents et rayées à intervalles égaux par des fissures qu’emplit une eau couleur de saphir, donnent aux bas-fonds, disposés circulairement autour du port, un aspect semblable à celui du pavé de marbre d’un cirque immense. Au sud et à l’ouest de l’île la mer projette un vaste port qui pourrait contenir des flottes entières. C’est le golfe qui donna jadis une si grande importance commerciale à Syracuse et sur les flots duquel vint se briser la puissance athénienne pendant la guerre du Péloponèse. Il n’a pas moins de huit kilomètres de tour, de la pointe d’Ortygie au promontoire qui s’appelait autrefois Plemmyrium (choc des flots), et que l’on désigne maintenant