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ture poudreuse et disloquée, traînée par de méchantes haridelles. Ne connaissant déjà que trop bien les félicités d’un voyage fait en compagnie de l’obséquieux signor corriere, tantôt à travers les tourbillons de poussière de la route, tantôt sur les cailloux roulés des torrents, je n’eus pas besoin de faire de longues réflexions, d’autant plus que la mer était magnifique et que la clarté parfaite de l’horizon me promettait une vue admirable sur les collines du littoral et sur l’Etna.

Le vapeur sur lequel je comptais m’embarquer était encore en mer, venant de Messine. Au lieu d’attendre en me promenant de long en large avec d’autres voyageurs sur le quai malpropre, plus encombré de douaniers que de marchandises, je sautai, dans une petite embarcation et je me fis porter au large, loin des rumeurs de Catane. La brise de terre était chargée des parfums de tous les jardins qui s’étendent au nord vers Aci-Reale, mais elle n’apportait de la ville qu’un faible murmure pareil au bourdonnement d’un insecte. Les dômes des églises, éclairés par le soleil, se détachaient en rouge ou en jaune d’or, les uns sur le bleu du ciel, les autres sur la verdure des premiers contre-forts de l’Etna. Au-dessus de la ville, sur la pente de la montagne, je voyais les deux soupiraux rougeâtres des Monti Rossi et le fleuve tortueux de lave qui descendit jadis sur Catane. Au delà s’étageaient d’autres cônes d’éruption ; les premiers, rouges encore comme des amas de scories, les plus lointains, déjà striés de blanc par les avalanches ou même complétement couverts de neige. Au-dessus rayonnait la masse pyramidale de l’Etna, se dressant dans les cieux en pleine lumière et rejetant à flots pressés un torrent de vapeurs resplendissantes ; la fumée, aux reflets cuivrés, roulait en cataracte sur les pentes extérieures du cratère ; puis, se détachant du sol, planait enfin dans l’air libre et s’arrondissait en une immense arcade au-dessus de toute la Sicile. Autour de nous, jusqu’à l’horizon, la mer d’Ionie se déroulait en longues ondulations ; des essaims de bateaux pêcheurs, aux voiles triangulaires inclinées sur les mâts, sortaient du port de Catane, comme les abeilles d’une ruche, et s’éparpillaient au loin sur les eaux.

Je m’arrachai difficilement à ce beau spectacle lorsque le vapeur fit son apparition et que ma petite barque, dansant sur les grandes vagues soulevées par le navire, se mit à glisser avec rapidité dans le sillage. Heureusement le capitaine du Tancrède ne nous fit pas longtemps attendre le signal du départ, et bientôt nous voguions en pleine mer dans la direction de Syracuse. Nous laissons à droite l’énorme môle de laves qui combla, en 1669, l’ancien port de Catane, puis nous longeons la plage qui borde de son filet d’argent la plaine marécageuse du Simeto, et nous voyons au sud se rapprocher et grandir les montagnes de Lentini. Voici le village de Bruca et ses importantes carrières, puis un long promontoire aux falaises blanches et aux croupes gazonnées. C’est le cap de Santa Croce où l’impératrice Hélène, mère de Constantin, débarqua, dit-on, avec la « vraie croix » du mont Golgotha. La précieuse relique, conservée dans l’église d’un couvent bâti non loin du cap, brille d’un tel éclat, suivant la légende, que son image traverse les murs de l’édifice et va projeter son ombre sur la mer. Malheureusement pour le couvent de Santa Croce, il y a dans la chrétienté tant d’autres « vraies croix » qu’on ne se donne guère la peine de visiter celle d’un district malsain et isolé de la Sicile.

Au détour du cap, nous voyons se développer à nos yeux un paysage de la Grèce. Là-bas, du côté du sud, se prolonge la presqu’île en pente douce qui portait autrefois deux grands faubourgs de Syracuse. Plus loin, vers l’ouest, s’élève la pointe aiguë de Belvédère, couronnée de ruines, puis se dresse d’un jet la haute paroi du mont Hybla, semblable à l’Hymète et, comme lui, fameux par ses abeilles. L’île ovale de Magnisi, qu’une mince langue de sable rejoint à la terre, partage le golfe en deux gracieuses baies semi-circulaires, tandis qu’au-dessus de l’étroite plaine du littoral, les hauteurs crénelées de villages s’arrondissent en un superbe amphithéâtre. Les Hellènes, reconnaissant les sites de leur patrie dans cette contrée de la Sicile, la parsemèrent de leurs colonies. Dans la forteresse naturelle de Magnisi, c’était Thapsos ; au pied de l’Hybla et sur ses contre-forts c’étaient l’Acradine, l’Épipole de